Retour à M'Chaïda et en France
M'Chaïda, 10 oct. 1865
J'arrivai ici vendredi soir assez tard, car ayant des mulets chargés nous ne pouvions pas marcher vite dans les affreux chemins qu'il faut traverser. Je vis provisoirement chez les Krell, ma baraque ayant besoin de réparations qu'on ne peut guère entreprendre en cette saison. Je ferai arranger les chambres d'une manière un peu plus habitable.
Les vignes existent encore et sont même assez jolies comme aussi les amandiers plantés tout autour. Les noyers d'Amérique sont là, mais le bétail des arabes y a fait beaucoup de dommage.
M'Chaïda, 26 déc. 1865
Avant-hier nous avions Bescherung[1], mais sans arbre de Noël, vu qu'il n'y en a pas ici. Mad. Krell, Charles Matte, Trumpf et moi nous préparâmes dans une chambre ce qu'il y avait pour Mr. Krell et Maman ; dans la chambre à côté, eux préparaient nos cadeaux. Nous passâmes une fort bonne soirée et tout le monde était très-content.
J'ai l'intention, en attendant que j'aie pu construire chez moi, de demeurer dans la maison Terriggi, à fin de pouvoir suspendre mes affaires qui sont dans des caisses, ce qui ne leur est pas bon du tout. Je prendrai mes repas chez les Krell.
Ces jours-ci, ils ont eu la visite de Mr. Giraud, ex-conducteur des Ponts et Chaussées qui a une propriété vis-à-vis de nous ; il y habite avec sa femme et quatre filles. On nous citait Mr. Giraud comme un homme possédant le génie de l'agriculture ; je suis curieux de voir un peu ce que fait un génie.
M'Chaïda, 13 fév. 1866
Nous achetons maintenant des moutons pour 13 et 14 frs ; nous pourrons, en les tondant, obtenir 3 à 4 frs de laine et gagner encore 1 à 3 frs par tête ; c'est fort joli et presque certain.
Nous avons peu à craindre la mortalité car nous avons beaucoup de pâturage, et les bêtes sont à l'abri dans nos écuries ; de plus, tous ces moutons seront vendus en mai, au plus tard au commencement de juin.
L'épidémie appelée « cattle plague[2] » est endémique je crois en Russie, et devient épidémique en France ; nous espérons bien qu'on ne va pas nous l'apporter ici, où elle n'existe pas naturellement.
M'Chaïda, 20 mars 1866
C'est un arabe qui garde nos moutons. Nous avons commencé à tondre aujourd'hui, mais le temps étant à la pluie, nous attendrons. J'en ai tondu deux dans la matinée ; je ne suis pas très-fort pour ce travail-là, ne l'ayant jamais pratiqué, mais cela viendra. Nous prenons des arabes à journée ; ils feront je pense de six à huit moutons dans la journée payée 1f.,50.
Mr. Krell, qui sait bien tondre, a fait le professeur avec les arabes, ce qui exige une très-forte dose de sang-froid, car nous en avons un qui est bête, mais presque aussi bête que les moutons qu'il tond.
Nous aurons deux kilos de laine environ par mouton et nous espérons vendre 160 à 180 frs le quintal métrique. Nos bêtes sont généralement en fort bon état, et une fois tondues, elles profitent bien mieux que tant qu'elles sont couvertes de leur épaisse toison.
M'Chaïda, 22 mai 1866
Je suis allé vendredi dernier au Khroub[3] pour acheter des mulets. En m'approchant de Smendou je rencontrai quelques sauterelles, et à mesure que j'avançais leur nombre augmentait. Quand je m'approchais de Bizot[4], je vis de loin comme des nuages de fumée jaunâtre qui s'avançaient : c'était des sauterelles.
Lorsqu'elles furent au-dessus de moi, elles formaient autour du soleil comme une auréole de flocons de neige ; c'eût été beau à voir si ces bêtes n'étaient pas si nuisibles. Heureusement elles ont presque toujours volé très-haut et n'ont fait que passer ; en faisant de la fumée et du bruit, on les empêchait de se poser.
Ce n'est que hier que quelques-unes se sont mises par terre, mais les dégâts sont insensibles. Elles sont grandes comme nos sauterelles vertes, mais d'un jaune vif, moucheté de brun ; il y en a aussi qui sont plus foncées. Elles venaient de l'ouest et allaient vers l'est ; elles volent du reste comme le vent les pousse, et je crois qu'elles sont dépourvues de toute intelligence.
Aux environs de Constantine, dans les jardins du Hamma, on n'entendait que des cris, le bruit de casseroles et d'arrosoirs que l'on frappait, on battait le tambour et on tirait la cloche de l'école des sœurs pour effrayer les sauterelles.
Les Krell partiront pour la Bretagne lundi.
M'Chaïda, 21 août 1866
Nous n'avons plus revu de sauterelles depuis le mois de juin ; il en est pourtant éclos dans les sables de la rivière, mais il paraît qu'elles ne volent pas encore ou qu'elles ont passé d'un autre côté.
Je croyais faire du vin cette année mais les chiens des arabes qui demeurent chez moi se chargent de m'éviter cette peine. Ils s'en régalent quoique les raisins ne soient pas encore mûrs ; aussi je vais tâcher de les vendre aux arabes qui sauront bien les garder alors. Mes amandes commencent aussi à mûrir ; jusqu’à présent les arabes ne m'en ont pas volées, mais je les enlèverai sitôt que l'enveloppe extérieure commencera à s'ouvrir.
M'Chaïda, 28 août 1866
Je compte venir vous rejoindre sitôt que les Krell seront revenus, et si je puis trouver à louer ma propriété et à sous-louer celle de Mr. Terriggi, je resterai avec vous.
M'Chaïda, 18 sept. 1866
Les Krell seront obligés de faire quarantaine à Philippeville ; ils n'arriveront ici que le jeudi 27, de sorte que je ne pourrai partir qu'avec le courrier du 10 pour terminer d'abord mes affaires avec Mr. Krell, et le 14 ou le 15 je pourrai être à Strasbourg.