Philippeville

Philippeville[1], 2 mars 1856

Je m'embarque à bord du Clyde[2], plein des meilleures espérances, des plus belles illusions. Nous sortîmes majestueusement du port, passâmes près de quelques îles qui se trouvent à son entrée, et puis au large.

Je ne décrirai pas en détail la société que nous avions à bord ; c'était des soldats et des colons en grande quantité sur le pont ; quelques messieurs inconnus, marchands, je crois, aux secondes et deux capucins ; aux premières, un turc, une espèce d'évêque et des inconnus.

Je me portai bien pendant quelque temps ; les côtes, la mer, tout offrait un spectacle nouveau et ravissant pour moi ; un vapeur nous passa rapidement, des pêcheurs étaient couchés mollement dans leurs barques immobiles et attendaient que le poisson vienne se prendre dans leurs immenses filets dont la présence nous était révélée par de gros morceaux de liège flottant à la surface de l'eau. Le pont, la mâture, tout m'intéressait, jusqu'à quatre heures environ, quand commença le mal de mer. Je m'étendis sur ma couchette que je recherchai encore après le dîner ; plus tard, je montai sur le pont : il faisait nuit, un fort vent chassait de gros nuages qui de temps en temps laissaient apparaître la lune et les étoiles ; nous filions bien, droit au vent.

J'aurais bien voulu rester sur le pont, mais le froid me fit retrouver ma chère cabine. Je passai une bonne nuit, mais fus souffrant le lendemain ; le vent soufflait fort, nous filions neuf nœuds, le bâtiment roulait et se cabrait, les lames montaient en écume sur le pont et le rendaient glissant.

Vint la nuit d'avant-hier à hier. Quelle nuit ! Un roulis affreux ; un enfant criant sans cesse ; des individus se plaignant à haute voix ; l'armoire à vaisselle faisant un bruit infernal. Oh, avec quelle impatience j'appelais le jour !

Cependant, vers le matin, je dormis un peu ; je fus réveillé par le capitaine criant de sa voix nasillarde : « Stop là-bas ! En arrière ! Stop ! ». Tout s'arrête, il n'y a plus qu'un petit roulis ; plus de maladie ; nous sommes à Stora. Quel bonheur ! On ne peut pas s'en faire une idée. Je montai tout de suite sur le pont : nous étions à l'ancre dans une grande baie ; il était cinq heures du matin, aussi faisait-il encore nuit. Cependant, à droite, on distinguait vaguement quelques îles, puis un phare, puis une côte noire, couronnée d'arbres, et les maisons blanches de Stora se détachaient sur ce fond sombre. Peu à peu la clarté parut et la côte présenta un aspect riant de verdure, de collines accidentées, flanquées çà et là d'une charmante maison de campagne.

 

 

Environs de Stora et de Philippeville / gravé sur pierre par F. Hellrigel.

Division 26 du portefeuille 1 QUATER du Service hydrographique de la marine consacrée à l'Algérie

 

Tout cela était fort joli, mais il nous fallut attendre au moins jusqu'à huit heures pour avoir nos bagages. Enfin les voici placés dans une petite embarcation maltaise où il s'agissait d'entrer nous-mêmes, ce qui n'était pas chose facile car la mer était encore très-agitée ; il fallait attendre le moment où une vague soulevait la nacelle pour y sauter rapidement. Nous fûmes six dans notre barque : l'évêque, deux capucins, deux soldats et moi ; deux robustes maltais nous conduisaient et nous arrivâmes sains et saufs à Philippeville, où le débarquement s'opère difficilement quand la mer est mauvaise.

Quand les passagers sont débarqués, vient le tour des malles ; voici comment cela se fait : une vingtaine d'individus à moitié nus, bruns ou presque noirs, coiffés de bonnets rouges[3], viennent à grands cris courir sur la plage ; ils se précipitent dans la mer et prennent de dessus les canots les plus lourds fardeaux, qu'ils transportent en courant à bord. Lorsqu'ils voient arriver une lame un peu forte, ils la fuient rapidement et puis reviennent à la charge.

Quand mes effets furent débarqués, deux sauvages s'en emparèrent, et nous voilà partis à la recherche de l'ami Liebich[4] ; heureusement l'un des douaniers qui a une femme protestante[5], put m'indiquer le logement du pasteur. Je fus reçu avec beaucoup de cordialité par Mr. Liebich et sa dame[6] ; je ne l'ai guère trouvé changé et Madame est très-gentille ; elle a un accent méridional qui me plaît. A déjeuner, où je vis Melle Liebich[7], nous eûmes du sanglier fort bon.

Hier, il fit mauvais temps toute la journée, aussi ne sortîmes-nous que pour aller à midi à l'église, ou plutôt au temple ; c'est un petit bâtiment pas tout-à-fait aussi grand que l'oratoire de Mr. Cuvier[8] : il y avait une dizaine de personnes. Après le service allemand, qui est à deux heures, Mr. et Melle Liebich jouèrent du piano ; leur instrument ne serait pas mauvais s'il était accordé. Le soir on causa beaucoup et Mr. Lieb. parla de Mr. Zill[9], qu'il paraît avoir en grande estime.

Melle Lieb. m'a raconté une visite qu'elle a faite chez la fille du Cadi[10]. Les appartements, chez ces maures, sont tout autrement meublés qu'autrefois ; ils commencent à avoir des chaises, les murs sont ornés de tentures rouges et de peaux de lions. Cette jeune fille montra avec beaucoup d'orgueil une petite gravure de Gérard[11], le tueur de lions.

 

Jules Gérard, Le tueur de lions, Paris, J. Vernot, 1862, p. 80 / Gallica BNF

 

Constantine, 10 mars 1856

On me dit généralement qu'il est bien difficile de trouver une place de régisseur ; s'il ne se présente rien ici, j'irai voir la ferme Mirbeck[12]. Mr. Peladan[13], beau-frère de Mr. Liebich, m'a dit que, sous le rapport sanitaire je n'avais pas plus à craindre près de Bône que partout ailleurs ; et que s'il pouvait me conseiller de traiter avec un homme en Algérie ce serait certainement le général propriétaire de la ferme Mirbeck et qui est un homme d'honneur.

Mardi nous baptisâmes la petite Amélie Liebich, dont je fus parrain et Melle Liebich vice-marraine[14]. Le soir on invita quelques personnes à prendre le thé ; on fit de la musique et on causa d'une foule de choses. Le lendemain, je voulus partir pour Constantine, mais je fus retenu longtemps par mon passe-port qui n'était pas visé, et puis il ne restait plus qu'une place de banquette à la diligence, de sorte que je partis le jeudi matin à six heures.

Je veux maintenant, si c'est possible, donner une courte esquisse de mon voyage. D'abord on traversa une vallée[15] assez fertile ; la route est bordée de jardins, d'aloès et d'arbres divers ; les collines qui s'élèvent assez rapidement des deux côtés, sont boisées d'oliviers sauvages, de chênes verts, mélangés d'énormes bruyères blanches, de myrtes et de lentisques ; les parties plus rocheuses sont couvertes de cactus à figues. La rivière qui serpente dans le fond de la vallée est ombragée par des saules pleureurs et quelquefois des oliviers gigantesques ; son lit est bien large, irrégulier, formé de cailloux roulés, semblable à celui de la Bruche[16].

Ce caractère de la contrée se continue assez longtemps, à peu près jusqu'à El-Arrouch[17] ; avant d'arriver à cet endroit, je vis trois chacals abandonner une carcasse de cheval et se retirer dans les broussailles voisines. Plus on s'avance dans l'intérieur, plus le pays devient montagneux et aride ; les arbres disparaissent pour faire place d'abord à des broussailles et enfin à des coteaux nus s'étendant à perte de vue ; c'est un aspect bien triste. Cette masse immense de montagnes recouverte à peine d'une herbe courte et flétrie ne présente que çà et là une tâche noire ; c'est une tente, un douar, autour desquels paissent quelques misérables vaches, moutons ou mulets.

Nous dînons bien à El-Kantour[18], où l'on a de la bonne eau, la vue est très-étendue mais uniforme. Les montagnes commencent à prendre un caractère spécial : elles ont des pentes plus ou moins rapides, surmontées d'une crête de rochers généralement fort inclinés et stratifiés, semblables à ceux du Staufen[19] et des autres montagnes des environs de Bregenz[20] ; et ce caractère devient de plus en plus décidé à mesure que l'on s'approche de Constantine. A quelques kilomètres de cette ville, la route traverse de nouveau des jardins entourés d'aloès, et renfermant parfois un ou deux dattiers. Ils ont là beaucoup d'eau, aussi la végétation est-elle très-vigoureuse. Enfin, nous arrivons au bas de la montée qui mène à la ville ; nous la faisons à pied car elle est longue et difficile.

Quand nous arrivons, une masse d'arabes sales se pressent autour de la diligence et veulent porter les effets ; je vais à l'hôtel d'Orient. Pour y arriver, on traverse une rue couverte, des deux côtés de laquelle se trouvent de petits magasins semblables aux boutiques des Grandes Arcades[21] ; des maures vendent là, en fumant paisiblement le chibouk[22] classique : des burnous[23], du savon, du tabac, des chemises, des chandelles, des bracelets, des parfums, des dattes, des souliers, que sais-je encore !! On y trouve tout ce que l'on veut. Je ne te dirai pas grand chose de la ville, dans laquelle je flânai un peu avant le dîner.

Elle se partage en ville française qui ne présente rien de particulier et en ville maure qui a son cachet original, connu par maintes descriptions : rues étroites, tortueuses, maisons hautes ou basses, sans fenêtres ; comme il n'a pas plu, la boue classique manque ; les chiens ne sont pas nombreux et l'on ne voit pas de charognes gisant dans les rues qui sont assez bien éclairées le soir. Le lamplighter est une espèce de négro à turban et culottes blanches qui ferait bien dans un roman. Les femmes sont voilées et ont toutes le même costume : un surtout bleu et blanc en indienne, qui les couvre complètement, de sales pantalons blancs, pas de bas et des souliers qui ne leur tiennent pas aux pieds.

Les juives ont un costume semblable, mais la tête découverte ; elles sont généralement sales, ont des bracelets aux bras, des robes de couleurs criantes, p. ex. moitié jaunes, moitié vertes, se peignant les sourcils qu'elles font rejoindre, et au milieu du front descend une raie verticale ; leur coiffe est bizarre et exigerait un dessin pour l'expliquer. Quant aux hommes, ils sont généralement enveloppés d'un burnous d'un blanc douteux ; leurs turbans sont très-variés. Les kabyles se distinguent par une petite croix tatouée sur le front, preuve qu'ils étaient chrétiens[24] ; lorsqu'on leur demande pourquoi ils ont ce signe, ils répondent par un mot arabe qui signifie ordonnance, règle : ils n'en savent pas plus long.

Les environs de Constantine sont tristes : point de végétation sur les montagnes, fort peu d'habitations, un misérable douar de temps en temps, de grands troupeaux de bêtes à cornes ou de mulets, quelques chameaux arrivant du désert et de sales arabes, voilà tout ce qu'il y a à voir. Mais non, je suis injuste, il y a des restes de constructions romaines qui attestent le génie et la puissance de ce peuple : quelles constructions colossales comparées à celles de nos jours. Je vis sur une pierre la date XXX, cela est donc bien ancien, lors même que cela appartiendrait à l'ère chrétienne.

L'autre jour, en battant la campagne, je descendis un ravin fort aride, à fin d'éviter un douar dont j'ai une sainte terreur, à cause des chiens qui le défendent ; tout à coup, mes pas furent arrêtés, non par un lion, mais par une jolie tortue qui, à mon approche, se retira dans sa carapace et n'osa plus montrer sa tête que lorsque je fus probablement au-delà de la portée de ses petits yeux.

Nous ne pouvons pas nous faire une idée de la peur qu'on a ici du froid et des refroidissements ; beaucoup de personnes portent un caban, j'ai même vu par un soleil ardent des dames avec des manchons. Au premier abord, ces précautions paraissent absurdes mais elles ne le sont pas car les variations de la température sont fort brusques ; ici cependant, elles le sont moins qu'à Philippeville où, sur une distance de quelques centaines de pas, on peut passer plusieurs fois d'une fournaise dans un froid glacial.

Dimanche, j'ai vu une grande célébrité : le fameux Gérard qui ne gagne pas à être connu ; il a une figure assez commune. Il a obtenu une concession où il fait élever un palais magnifique qui, entre autres, sera orné de deux lions gigantesques en marbre blanc qu'il fait venir de Marseille.

Il n'y a pas de peuple aussi bavard, aussi criard que les arabes : la fenêtre de ma chambre donne sur une rue couverte et toute la journée c'est un bruit, un bourdonnement interrompu sans cesse par le mot balek (gare[25]) crié par des individus qui passent avec des ânes, des mulets ou des charrettes qui touchent les boutiques des deux côtés. Mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est le chant des arabes, si l'on peut appeler chant une espèce de trille lent chanté dans la Fistel (fausset) et qui se termine en laissant baisser la voix de plusieurs notes. Il y a sur le marché trois musiciens : deux flûtes et un tambourin qui, pendant des heures entières, jouent un seul et même air de deux ou trois mesures de long ; le tambourineur chante parfois d'une voix criarde l'air des flûtes : c'est horrible mais il faut voir le sérieux et le bonheur des sauvages qui écoutent.

On parle beaucoup de la gravité des arabes ; je n'en vois rien ; ils rient comme nous autres, et si l'on appelle sérieux un individu assis pendant des heures entières les jambes croisées, fumant son haschich qui l'abrutit, alors certes les arabes sont un peuple très-sérieux. La langue arabe, quoique généralement rude et gutturale, perd beaucoup de cette rudesse lorsqu'elle est parlée par des femmes ; on peut même dire alors qu'elle est jolie et harmonieuse, ou plutôt que ces femmes ont des voix très-harmonieuses.

Mardi – Je viens de chez Mr. Gérard qui cherche un aide pour le régisseur qui doit lui arriver de France ; je n'aurai de réponse que dans un mois. Mr. Lamouroux, conseiller de Préfecture et protestant très-zélé s'occupe beaucoup de moi ; il veut, si je trouve à m'établir dans les environs, me confier son fils qui veut se faire agriculteur. Je suis curieux de voir comment cela se terminera.

Constantine, Jeudi-saint 1856

Hier après-midi, je fis une assez grande promenade par un sirocco violent, aussi m'en suis-je ressenti toute la nuit ; j'étais agité, je ne pouvais pas dormir : c'est une bonne leçon et je suis bien heureux qu'elle n'ait pas été plus sévère car souvent une escapade semblable suffit pour vous donner la fièvre. Les arabes disent : « Quand il fait du sirocco, enveloppe-toi dans ton burnous et couche-toi par terre en tournant le dos au vent, ou mets-toi à l'abri d'un mur ». Je tâcherai de suivre cette règle.

Monsieur Lamouroux[26] m'invita à dîner hier ; il me raconta entre autres qu'étant secrétaire de la sous-préfecture à Philippeville, pendant que le pasteur qui y était alors fut malade, il fit fonction de pasteur, et plus tard, pendant trente-huit mois il fut pasteur au point de baptiser, de marier, d'enterrer et de donner la communion, parce que le consistoire tarda toujours de nommer un pasteur. Il se rappelle avec plaisir cette époque-là, et il paraît qu'on l'aimait beaucoup. C'est un excellent homme qui me témoigne beaucoup d'intérêt et qui m'a recommandé à bien des personnes qui ont des propriétés à louer, ou qui pourraient avoir besoin d'un régisseur. Il avait parlé de moi à un Mr. de Buros dont nous sommes allés voir la concession vendredi dernier ; elle a quatre cents hectares, est très-bien située, à six kilomètres de Constantine et se compose de collines généralement à pente douce ; il y a de la bonne eau en abondance, sortant du rocher, que l'on pourrait recueillir dans des bassins romains s'ils étaient réparés, pour la répandre alors sur les terres. Les bâtiments ne sont pas fameux mais on pourrait faire quelque chose de bien de cette propriété si l'on avait des capitaux.

Je suis aussi allé voir la propriété de Mr. Guineman, capitaine aux tirailleurs[27], protestant ; elle est de 168 Hares dans une position très-saine ; il y a beaucoup d'eau, de très-bonnes terres, des bâtiments vastes mais demandant des réparations.

Mr. Lamouroux fils et moi, nous visitâmes encore une propriété dans la vallée du Bou Merzoug ; mais nous y allâmes par une pluie battante, en cabriolet ouvert, par une route magnifique pour le pays mais affreuse pour moi qui ne suis pas encore fait à tous les délices de l'Algérie ; le mauvais temps ne discontinua pas jusqu'à la nuit, aussi ne pûmes-nous voir que les bâtiments : il y a une maison avec deux pièces, vestibule et cuisine, une autre avec une boulangerie et deux chambres. La cour est belle, le jardin pas trop grand ; il y a quarante Hares de prairies irrigables. La spéculation principale serait celle des moutons et des bœufs qui parfois se vendent très-bon-marché parfois très-cher.

J'ai entendu dimanche dernier un jésuite[28] qui prêcha sur l'éternité malheureuse ; il ne dit pas grand chose qui fût choquant pour un protestant ; avant et après le sermon, on fit de la belle musique.

Ci-inclus j'envoie quelques anémones (Osterblumen) à Julie[29] ; malheureusement, elles arrivent trop tard pour servir à teindre les œufs de Pâques ; je les ai cueillies dans la vallée à Bou Merzoug où l'on en trouve beaucoup ; la feuille d'olivier vient d'un arbre qui se trouve dans l'amphithéâtre romain à Philippeville. Cet amphithéâtre était très-considérable et devait être fort beau car on a retrouvé de beaux chapiteaux de colonnes, et des statues en marbre blanc, on y a une fort belle vue sur la ville, ses environs et la mer.

Plan de la vallée de Bou-Merzoug. (Gallica, Échelle(s) : 1:25 000. Circa 1840).

Si jamais vous veniez vous fixer en Algérie, je tâcherais de trouver un petit coin près de Philippeville, dans une vallée saine, à l'abri de la brise trop violente de la mer, et à quelques pas de celle-ci. J'ai déjà jeté les yeux sur une petite propriété qui se trouve dans une position semblable et que, si elle était à vendre, j'achèterais une fois que j'aurai gagné quelque argent. Quel bonheur de nous promener aux bords de la mer, ou sur cette belle et vaste nappe d'eau ; et puis, le dimanche après le service, le cousin Liebich[30] viendrait et on parlerait strasbourgeois !! Aber das sind Träume und Träume sind Schäume ![31]

Constantine, 1er avril 1856

J'eus hier après-midi une surprise bien grande et bien agréable ; en rentrant d'une promenade avec le jeune Lamouroux je vois, sur une place, un monsieur en tunique qui me fixe, s'approche de moi et me salue : c'était Mr. Conder, ancien répétiteur à Grignon[32], actuellement inspecteur de colonisation[33] à Sétif. Après avoir dîné chez Mr. le pasteur Besançon[34], je passai la soirée avec Mr. Conder ; que n'a-t-on pas à se dire lorsqu'on ne s'est pas vu pendant trois ans. Une place semblable à la sienne me sourirait assez.

Ah, que j'aurais donc aimé passer les fêtes de Pâques avec vous ! Et que ce printemps naissant doit être beau ! Ici, tout est très-avancé : il y a de la verdure, des fleurs partout ; des hirondelles voltigent dans les airs, des cigognes vont au loin chercher des grenouilles – il y a des grenouilles dans ce pays et elles ressemblent aux nôtres ; leur voix n'est pas plus harmonieuse.

Le lundi de Pâques, je fis une petite excursion à Salah-Bey[35], un jardin mauresque à une lieue de Constantine. J'y allai avec le neveu de Mr. Gerst et le fils du pasteur Dürr[36], d'Alger. Nous emportâmes des oranges amères (les douces coûtaient trois sous), des dattes et une galette arabe. Il fit bien chaud et, arrivés là-bas, nous n'osâmes pas entrer dans le jardin ; il y a une source chaude que nous nous contentâmes de regarder, ne sachant pas qu'il est permis de s'y baigner : c'était un vrai supplice de Tantale. A l'ombre d'un palmier (qui n'existait guère que dans l'imagination de mes compagnons), nous mangeâmes une partie de nos oranges ; la galette était affreuse, les dattes médiocres.

Nous donnâmes nos restes à deux moutards arabes qui se trouvaient là ; mais, quoique je leur dise avec toute la douceur possible « arrouah arrouah (viens, viens) chouf chouf (regarde, regarde) chouya chouya (un peu, un peu) », ils ne voulaient pas venir prendre ces choses de nos mains ; ils nous faisaient signe de les jeter par terre et ils tombaient dessus comme les chiens du quartier arabe tombent sur un os qu'on leur jette. Cependant, tous les enfants maures ne sont pas ainsi ; il paraît que ceux-ci avaient été frappés par des européens.

Je ne sais pas si je vous ai dit qu'une fois en promenade, passant près d'un jardin maure, je vis une foule de petits burnous blancs accourant vers moi et criant à qui mieux mieux : sourdi, sourdi, sidi (un sou, un sou, monsieur). Je donnai un sou à l'un d'eux, c'était l'un des plus forts ; un autre, charmant petit, me regarda de ses beaux yeux noirs et d'une voix flûtée me demanda aussi un sourdi. Je n'en avais plus mais il était si gentil que je lui donnai une pièce de dix sous ; voilà le grand qui veut la lui prendre, mais il se range immédiatement quand je le regarde en fronçant les sourcils.

Dimanche, je faillis prendre froid : je m'étais promené après déjeuner ; il faisait bon, mais chaud ; puis j'allais au temple où il fait très-frais et je sentis mes rhumatismes dans le dos. Aussi, sitôt le sermon fini, j'allai courir au grand soleil et me guérir ; Mr. le pasteur Besançon vint se promener avec moi. Je l'aime beaucoup et nous causons ensemble comme si nous nous étions connus depuis longtemps. On peut lui parler de tout et il n'est pas abattu, il ne voit pas tout en noir comme notre cousin.

Tu dis que votre professeur de philosophie décrit l'amitié comme de la vanité satisfaite ; c'est là une idée que je ne comprends pas : que serait donc notre existence si les plaisirs les plus purs, comme ceux qui naissent de l'amitié, ne sont que de la vanité satisfaite ? J'ai éprouvé un plaisir sincère, vif et mélangé d'aucune arrière pensée de vanité en voyant la joie de Mr. Conder lorsqu'il me reconnut. Je ne vois pas qu'il y ait de l'égoïsme en cela. Je préférerais me jeter dans la mer plutôt que de souscrire à cette idée qu'il ne faille rien aimer dans ce monde ; ce serait une vie de misère, un enfer sur la terre.

Et pourquoi Dieu aurait-il créé la nature si belle, tantôt riante, tantôt majestueuse, si nous ne devions pas nous réjouir de ces riantes campagnes, de ces glaciers brillant de mille feux aux derniers rayons du soleil couchant ; et cette mer si belle, si grande, si terrible quelquefois ? Devons-nous rester froids, une statue de marbre, ne pas trouver cela beau et en remercier Dieu ? En poursuivant cette idée, n'y aurait-il pas de l'égoïsme même dans notre amour pour Dieu, dans cet amour qui doit nous donner le bonheur le plus pur, car tu te rappelles que Mr. Rieder[37] nous disait : Gott ist die Liebe, und wer in der Liebe bleibt, der bleibet in Gott und Gott in ihm[38].

Lundi dernier j’ai visité le ravin et la chute d’eau ; c’est magnifique : les rochers montent à pic, haut comme la cathédrale et en deux endroits forment d’immenses ponts naturels et enfin une route gigantesque d’où sort le Roumel en tourbillonnant sur d’immense fragments de rochers. Quel dommage que toute l’impression que l’on pourrait recevoir soit enlevée par une odeur infecte produite par tous les égouts de la ville qui viennent se jeter dans le ravin.

Philippeville, 12 avril 1856

J'ai quitté Constantine dimanche passé au matin ; le temps était magnifique, aussi ai-je bien joui de la vue et de la belle campagne car je voyageais sur l'impériale.

Deux jours plus tard, j'allai visiter la campagne de Mr. de Mareuil[39] ; pour y arriver, on passe pendant une demi-heure par des prés sur une grande route poudreuse ; puis on entre dans la vallée du Safsaf[40]. Elle est de toute beauté : des prairies émaillées de fleurs, des blés, des fèves alternent et présentent une végétation magnifique ; il y a des bosquets entiers de figuiers et le Safsaf est bordé de trembles et de frênes de dimensions gigantesques.

La ferme de Mr. de Mareuil se trouve dans la partie la plus belle de la vallée ; au nord elle est bordée par le rideau verdoyant des arbres du Safsaf, à l'est de même ; au sud s'étendent des collines couvertes d'herbages et plus loin des broussailles et des chênes-lièges ; à l'ouest s'élève très-rapidement une grande chaîne de montagnes couverte en entier de chênes-lièges et servant de repaire à des panthères et à des lions. Au milieu de tout cela se trouve une plaine magnifique de près de 200 Hares couverte de blés et de prairies et dominée par la maison qui est placée sur une petite éminence. Mr. de Mareuil, qui me reçut très-bien, m'avait cherché dans tous les hôtels lors de l'arrivée du courrier du 28 février ; ne m'ayant pas trouvé, il loua sa ferme à deux anabaptistes. Le sujet principal de notre conversation fut les fautes et les défauts de l'administration chargée de coloniser.

Philippeville, 20 avril 1856

Mr. de Mareuil m'a adressé à un monsieur qui a une propriété près de Philippeville ; il me reçut fort bien, me montra en détail sa magnanerie[41] qui est fort étendue ; il fait 17 onces de graine ce qui doit donner 17 quintaux de cocons. Une partie de ses vers sont chinois ; ils sont plus rustiques que les autres, donnent une belle soie, mais de petits cocons. Il y a de la belle vigne qui est en rapport, un jardin et des plantations de tabac fort belles, mais pour louer cette ferme il faudrait avoir une famille nombreuse.

Dernièrement j'eus une longue discussion religieuse avec un colon d'un village situé à huit lieues d'ici ; je le rencontrai dans la montagne et je lui dis que j'étais cousin du pasteur de Philippeville. Ce pauvre homme avait de singulières idées sur notre religion : il me demanda entre autres si nous adorons Jésus-Christ, si nous avons le mariage civil et si le pasteur le bénit ; il s'étonna fort en apprenant que nous baptisons nos enfants et que notre pater est le même que le leur. Je rectifiai un peu ses idées ; peut-être en parlera-t-il à d'autres et cela portera-t-il quelque fruit. On est assez en lutte ici ; les enfants protestants n'ayant pas d'école à eux vont chez les sœurs et les frères qui font leur possible pour les rendre catholiques.

Mercredi – Vous ne devineriez pas où j'ai passé mon lundi et la journée d'hier : - chez Moustapha Ben Zill[42]. Je partis d'ici lundi matin de bonne heure par un air printanier délicieux. On passe d'abord pendant plus d'une heure par une belle plaine couverte de prés et où çà et là on aperçoit une ferme isolée. Puis on arrive dans les dunes que l'on traverse pendant deux heures ; elles sont formées de sable fin, blanc ou rougeâtre et fatiguent extrêmement les piétons et les chevaux. Des lentisques[43], des cistes, des chênes nains, des bruyères gigantesques les recouvrent en majeure partie. Mais de temps en temps on passe par de beaux bois de lièges et sur les bords de trois ou quatre ruisseaux que l'on traverse on trouve de magnifiques chênes, comme il y en a chez nous ; dans ce moment, ils ont des feuilles d'un vert si beau, si tendre qu'il contraste agréablement avec le vert grisâtre des lièges.

Quand on a traversé le dernier ruisseau, où je fis boire mon cheval et où je bus moi-même un peu d'eau passablement tiède, on monte la montagne par un chemin sinueux ; on le quitte à dix minutes à peu près des carrières de Filfila, et l'on monte par un sentier de chèvres en traversant d'assez beaux bois de lièges. On rencontre déjà d'immenses blocs de marbre blanc statuaire, du fer oligiste[44] en grande quantité, enfin l'on atteint les carrières qui forment une espèce d'hémicycle qui forme une vallée charmante descendant vers la mer. Il y a une vie et un mouvement remarquables : là on fait une route, ailleurs des trous de mine ; plus loin on construit des maisons pour les ouvriers. Tout autour dans les bois sont disséminés des gourbis où logent, en attendant de meilleures habitations, les ouvriers avec leur famille ; les enfants vont dans les bois chercher de quoi faire la soupe ; les femmes reviennent de la source, ayant sur la tête des cruches de forme orientale ; là on tend du linge, ailleurs on prépare le déjeuner. Quand j'eus bien contemplé tout cela, je me remis en route ; le chemin, nouvellement ébauché et juste assez large pour un cheval est bordé d'un côté par une pente très-rapide qui descend dans une vallée profonde. Parfois on passe par de beaux bois jusqu'à ce qu'après trois quarts d'heure de marche on arrive à un dernier col ; on le traverse et l’on voit quelques gourbis entourés de haies de bruyères, mais il n'y avait pas une âme qui pût me dire si c'était là chez Moustapha. Enfin, à force de crier, je ressuscite le garçon de Mr. Zill qui me fait entrer dans le gourbi pour attendre qu'on aille en chercher le propriétaire.

En attendant, j'examinai l'habitation du naturaliste ; c'est un gourbi arabe perfectionné, amélioré et augmenté. Il se compose de deux pièces : la première sert de cuisine, salle à manger, cabinet d'étude, salle de mairie, salle de réception, etc. : elle a deux mètres environ de largeur sur 3,50 de longueur et est assez haute pour qu'un individu de taille raisonnable puisse s'y tenir debout. A droite de la porte se trouve le squelette d'un canapé recouvert d'une natte en sparterie ; suivent diverses caisses et des poules qui sont à couver ; le long du pan perpendiculaire à ce premier sont placés pêle-mêle des assiettes, des casseroles, un arrosoir, etc. Puis, en continuant de faire le tour, on rencontre une table chargée encore de divers ustensiles de cuisine, puis une espèce d'étagère rustique et une table chargées toutes deux de livres divers ; ensuite quelques daguerréotypes, des rayons de livres, une fenêtre et de nouveau la porte. Au milieu de la chambre est un petit poêle qui sert à faire la cuisine ; au toit sont suspendus un pic et un geai empaillés, des ailes d'oiseaux, des piquants de porcs-épics à foison et quelques Speckscheiben[45].

Je m'étais assis sur le canapé quand vint Mr. Zill ; c'est un homme de taille moyenne extrêmement hâlé, et on voit qu'il a été fatigué par la fièvre. Je lui remis le billet de mon cousin et il me reçut avec une franche cordialité comme si nous nous étions connus de longue date. Cet accueil amical me fit bien plaisir ; Mr. Zill me demanda des nouvelles des Lichtenberger, Boden etc, mais il parlait toujours des pères comme nous parlerions des fils. Il me fit ensuite faire une omelette au lard dont je consommai une bonne portion car je n'avais rien pris depuis le matin qu'un morceau de pain, une orange et du chocolat. Quand j'eus fini de déjeuner, nous fîmes un tour dans la propriété : c'est un polygone irrégulier se composant de bois, de bruyère, d'un petit jardin ; les terres ne sont pas toujours de première qualité et près du jardin il y a un marais. Sur quelques points élevés on a une magnifique vue sur le golfe, le Cap de Fer, la plaine de Jemmapes[46] et de loin le grand lac de Fetzara brille comme un ruban d'argent ; c'est un vrai petit paradis. Près du jardin, Mr. Zill a commencé à construire une maison qui sera bien simple, se composant de quatre pièces et les murs seront faits comme ceux des gourbis, c. à d. des bâtons avec un enduit fait d'argile et de bouse de vache.

En rentrant il vint une masse de visites arabes, mais je ne comprenais malheureusement rien à leur conversation. A dîner nous eûmes de la vache, des pommes de terre, de la salade. Après dîner – encore visite d'arabes ; puis nous causons jusqu'à onze heures environ où nous nous couchons, mais pour continuer la conversation jusqu'à une heure.

Le lendemain Royer, le garçon, vint nous apporter le café au lit. La chambre à coucher est plus élevée que la première de deux marches, mais le toit est au même niveau ; des deux côtés il y a une espèce de lit fait de bâtons, de lièges, recouvert d'une paillasse et d'un matelas. Entre les deux lits est une table, puis il y a encore des caisses, des armes, quelques rayons pour le pain et deux morues sont fichées dans le chaume du toit. Nous visitâmes encore une fois le jardin où maître Royer était à bêcher ; c'est un original ce Royer : ayant planté il y a quinze jours environ des châtaignes, il grattait déjà la terre pour voir si elles poussaient ; des boutures d'oliviers eurent le même sort et furent arrachées peu de jours après avoir été plantées pour voir si elles avaient poussé des racines.

Après déjeuner, Mr. Zill m'accompagna au Filfila où il avait affaire ; nous y prîmes un petit verre et nous séparâmes ; je remontai mon Bucéphale et arrivai très-fatigué mais sans aventure à Philippeville. Je compte revoir un de ces jours Mr. Zill qui va chasser au lac Fetzara ; je lui proposerai d'aller habiter et travailler chez lui jusqu'à ce que j'aie trouvé quelque chose dans les environs. J'ai pris un rhume chez Mr. Zill, car le soir la porte était ouverte et il faisait bien froid ; je m'en suis débarrassé avec de la tisane de dattes, ce qui est bien fade et pourrait vous donner le dégoût de ce bon fruit, si on en prenait longtemps.

Mr. Liebich m'a donné trois papillons pour vous ; je ne sais trop ce que vous en ferez ; ils sont bien plus difficiles à prendre ici car ils volent plus vite et se posent moins. Ce qu'il y a de très-agréable dans ce pays, c'est le grand nombre de rossignols ; on n'a qu'à sortir de la ville pour en entendre dans chaque buisson. Les maures en sont grands amateurs ; ils en ont dans des cages suspendues dans leurs boutiques.

Philippeville, 11 mai 1856

Je partis vendredi matin pour mon excursion à Bône[47] ; je montais un grand cheval rouge, j'avais mon fusil en bandoulière, mon burnous derrière la selle ; la bête marchait assez bien sauf qu'elle donnait de légers indices d'être ombrageuse. En une heure et quart, j'avais traversé la belle vallée du Safsaf ; puis je passai encore pendant un quart d'heure par des oliviers et des figuiers où chantaient des rossignols ; je gravis alors la montagne escarpée au pied de laquelle j'étais descendu de cheval. Ensuite, je longeais pendant plusieurs heures la crête des montagnes d'où j'avais une vue magnifique sur de belles vallées couvertes de blés et de pâturages ; au loin l'horizon était formé par une chaîne de montagnes qui se trouve près de Constantine. Je rencontrai fort peu de monde ; de temps en temps un arabe avec sa femme et un moutard qui me regardait en tremblant.

Enfin, le chemin descendit en serpentant au fond d'une vallée où coulait un petit ruisseau ombragé de beaux lièges. Je vis là une foule de ces petits papillons appelés mouche d'Espagne. Enfin, vers dix heures, j'arrivai à Jemmapes ; c'est un grand village qui paraît fort beau de loin, mais l'est bien moins de près. Je descendis à l'hôtel de l'Aigle et déjeunai de bon appétit ; puis j'allai voir, à deux lieues de là, une source chaude et je pris un bain qui me fatigua un peu tout en me faisant du bien. Il y a là encore d'anciennes ruines romaines, mais elles sont peu considérables.

Je passai une bonne nuit à Jemmapes ; je me levai le lendemain à quatre heures pour donner de l'orge à mon cheval et une heure plus tard j'étais de nouveau en route. Je traversai Sidi-Nassar, misérable petit village, et puis vint pendant une heure un joli bois de jeunes lièges, puis une belle vallée où se trouvent quelques douars et où paissent de très-beaux troupeaux.

Je franchis plusieurs ponts américains et j'arrivai enfin à une rivière où se trouve la maison d'un cadi et d'un cantonnier ; puis je m'engageai dans une immense plaine. Toute route tracée cessa, il n'y avait plus que des sentiers de mulets marchant parallèlement. Il faisait très-chaud et le caravansérail que je devais trouver au lac ne voulait pas s'approcher, aussi commençais-je à être bien fatigué. Le chemin allait toujours par la plaine à laquelle des asphodèles, ayant des graines presque mûres, donnaient une teinte noirâtre ; enfin je retombai sur la route et rencontrai encore un bois de lièges. Tout à coup, je vois devant moi, au beau milieu de la route, une bête qui a l'air de m'attendre ; en regardant de plus près, je vois que c'est une lionne. J'en étais encore assez loin, aussi m'avançai-je bravement, d'autant plus que mon cheval ne s'en était pas aperçu et que la lionne commençait à se diriger vers le bois ; arrivée à la lisière, elle me regarda encore une fois et puis, d'un bond énorme disparut dans les broussailles.

Vers 10h30, j'arrivai sans encombre, mais bien fatigué au caravansérail, je fis bien soigner mon cheval et dévorai moi-même un excellent déjeuner préparé à la hâte. Comme on me dit que le gourbi de Mr. Zill serait sans doute du côté de Bône, je m'acheminai vers cette ville le long du lac par un soleil brûlant et un peu de sirocco. Le lac Fetzara ne me fit de longtemps pas l'impression que j'avais ressentie en voyant pour la première fois le lac de Constance. Il est très-grand, mais couvert en grande partie de joncs et de roseaux, ce qui enlève beaucoup de la majesté du spectacle. Au sud et au nord, il est bordé par une chaîne de montagnes, à l'est, il touche la plaine de la Seybouse, à l'ouest celle que j'avais traversée le matin. Il y a des oiseaux aquatiques en grande quantité : des cygnes, des flamants et un bel oiseau blanc dont la fourrure sert à faire des manchons. Je m'avançais toujours sans trouver de douar ; enfin j'en trouvai un, mais on n'y connaissait pas Mustapha, de sorte que je me remis en route.

Plus loin j'accostai un cavalier pour savoir à quelle distance j'étais de Bône ; en marchant bien, vous y êtes en deux heures et demi, me dit-il ; en marchant mal, pensai-je, j'y serai bien en quatre heures, et j'y trouverai un meilleur gîte que dans un douar.

Je pris alors une vallée, d'abord fort étroite et formée par une espèce de dune ; puis elle s'élargit peu à peu, de nombreux troupeaux l'animent et d'innombrables restes de constructions romaines témoignent de sa fertilité. Vers cinq heures j'atteignis Bône, fatigué à ne plus pouvoir me tenir en selle et ma pauvre monture buttant à chaque pas et ne voulant plus marcher qu'au tout petit pas. Je me logeai dans un vilain trou de restaurant où on loge à pied et à cheval ; je mangeai un peu quelque chose et puis j'allai porter les livres que j'avais pour Mr. Bögner[48] ; il parut très-aise de me voir et m'invita à passer la soirée avec lui, mais je refusai, étant par trop fatigué.

Le lendemain dimanche, je déjeunai chez Mr. Bögner et je fis la connaissance de sa tante, elle se plaît ici plus ou moins et se plaint beaucoup de la saleté qui règne partout et des moustiques qui la tourmentent. J'entendis un bon sermon et dînai encore chez Mr. Bögner ; nous convînmes d'aller le lendemain passer la journée chez les Luzow[49], des colons que j'avais rencontrés le matin ; il paraît que la dame est une femme de colon modèle.

Nous devions partir à 5h30 mais le cheval de Mr. B. n'était pas prêt de sorte que nous ne quittâmes Bône que vers sept heures. Mr. Bögner montait une petite rosse qui buttait à tout moment ; nous passâmes d'abord par de beaux jardins, la route était bordée d'aloès qui élevaient vers le ciel leurs hampes gigantesques. Puis nous entrâmes dans la plaine de la Seybouse très-vaste, extrêmement féconde mais peu plantée, aussi me plaît-elle moins que celle du Safsaf ; il y a de très-belles fermes et de nombreux troupeaux arabes.

Arrivés chez les Luzow, on prit un verre d'excellente bière et un dîner parfaitement apprêté. Après le dîner, nous allâmes voir la ferme Mirbeck qui est belle et où nous pourrions faire de bonnes affaires, Wenger et moi, si chacun de nous trouvait quelque mille francs à emprunter. L'insalubrité de la contrée n'est à redouter que lorsqu'on ne se soigne pas mais j'engage cependant Wenger à bien réfléchir avant de s'engager. Certes le climat est plus malsain qu'en Alsace ; on vit plus vite, on vieillit plus tôt, les forces s'épuisent plus rapidement parce que jamais le développement n'est arrêté par le froid comme chez nous ; mais par contre on jouit d'un climat plus doux, on est plus libre et l'on peut faire de l'argent. Une autre question importante serait de trouver une servante qui veuille venir ; si l'un de nous était marié, cela ne vaudrait que mieux.

Le lendemain, je quittai Bône d'assez bonne heure et allai de nouveau à la recherche de Mr. Zill ; je chevauchais au petit trot dans la belle vallée au pied de l'Edough quand je rencontrai deux individus avec deux mulets et deux arabes. L'un des roumis me parut ressembler à un ancien élève de Grignon ; je le fixai, il en fit de même mais ne sembla pas me reconnaître, cependant à quelques pas d'eux je m'arrêtai et nous nous reconnûmes presqu'au même instant. Il venait d'Alger où il avait travaillé dans une ferme ; n'ayant pas pu débarquer à Philippeville à cause de la mauvaise mer, il fut forcé d'aller jusqu'à Bône.

Grand fut le plaisir de nous revoir au milieu d'un désert où il n'y avait pas d'européens à trois lieues à la ronde. Comme je n'avais pu apprendre où était Mr. Zill et que le Grignonais voulait voir deux fermes près de Philippeville, je résolus de m'en retourner avec lui et son compagnon, un employé des Eaux et Forêts ; le lendemain, en quittant Aïn-Mokra où nous avions passé la nuit, un restaurateur de Bône, natif des Basses-Pyrénées se joignit à nous. Nous arrivâmes sans encombre à Jemmapes par une chaleur de sirocco étouffante ; mes compagnons voulurent changer de mulets, ce qui nous fit faire un petit détour afin de les prendre dans le douar ; on nous y offrit du lait et du beurre qui nous rafraîchit beaucoup. Enfin nous fûmes montés et en route mais nous chevauchions dans un ordre inverse à celui du matin ; en tête se trouvaient les Eaux et Forêts et le Grignonais, montés sur d'excellentes mules, puis venaient les Basses-Pyrénées montant une magnifique mule blanche, chargée en outre de deux malles ce qui lui avait valu le troisième rang ; moi je formais l'arrière-garde, mon cheval étant passablement fatigué.

Nous marchâmes cependant assez bon train et de bonne humeur, la brise ayant rafraîchi l'air ; nous descendîmes de nos bêtes à un ruisseau près de la ferme Mareuil et le Grignonais, malgré nos avis contraires, fit comme nous. Sitôt qu'il fut par terre, sa mule lui lança quelques ruades et s'en retourna vers Jemmapes. Nous lui fîmes la chasse ; je m'affublais de mon burnous pour lui faire croire que j'étais un moslem[50], mais rien n'y fit ; nous ne pûmes pas la rattraper de sorte que le Grignonais dut monter en croupe des Eaux et Forêts. Il était nuit quand nous arrivâmes à Philippeville où je couchai avec les autres dans une mauvaise gargote.

Je visitai avec mon ex-condisciple la ferme de Mr. Barrot qui, malheureusement, est mal tenue, et le dimanche de la Pentecôte nous visitâmes Mr. de Mareuil ; il nous fit voir sa machine à battre et un semoir qui n'est pas mal. Lundi, nous nous sommes promenés au-delà de Stora ; nous descendîmes dans une charmante petite baie où je pris un bain de mer qui me fit beaucoup de bien quoique l'eau fut bien froide. Le lendemain mon compagnon s'embarqua pour France ; je l'accompagnai jusqu'au bateau, la Metidja, vieux sabot, mauvais marcheur à ce qu'on dit. Que j'aurais aimé m'embarquer avec lui pour vous faire une petite visite !

Avant de m'en retourner à Stora, je fis faire à la barque le tour d'un vaisseau qui avait ramené des zouaves de la Crimée. C'est quelque chose de grandiose qu'un bâtiment semblable ; ces mâts immenses retenus par une foule de cordes passant les unes à côté des autres, s'entrelaçant, se rejoignant sans jamais se gêner ; c'est cet ordre admirable, cette quantité d'objets réunis dans un espace comparativement petit qui frappe d'étonnement celui qui voit pour la première fois un grand bâtiment de guerre.

Philippeville, 22 mai 1856

Mercredi dernier j'ai fait une seconde excursion chez Mr. Zill, qui cette fois a été couronnée de succès. Je partis de grand matin, à pied, portant mon fusil et mon petit sachet de voyage bourré de cinq biscuits et d'un demi saucisson ; je me dirigeai vers Filfila pour y prendre des informations exactes sur l'endroit où Mustapha se trouvait. Mais arrivé au dernier ruisseau, j'avais si chaud et j'étais si fatigué qu'au lieu de prendre le chemin, je pris la route directe pour le Dmel-Bès-Bès. Il était 10h30, le soleil brûlait et il n'y avait pas de brise ; je couchai à l'ombre d'un chêne-liège et dormis pendant un quart d'heure ce qui me réconforta beaucoup. Je trouvai bientôt une excellente source ferrugineuse où je me désaltérai et trempai un biscuit que je mangeai avec quelques tranches de saucisson.

La vallée par laquelle je passai ensuite était charmante : le ruisseau qui coulait au fond était bordé de frênes et d'aulnes magnifiques, des bois de chênes-lièges couvrent les montagnes qui s'élèvent à pic vers Filfila et en pente plus ou moins douce du côté opposé. C'est de là que les Romains faisaient venir l'eau jusqu'à Philippeville et l'on voit encore des restes de l'aqueduc.

Après m'être égaré dans d'affreuses broussailles, j'arrivai harassé de fatigue et étouffant de chaleur chez maître Royer, le domestique de Mr. Zill. Je passai le lendemain avec lui parce que je ne pus pas avoir de cheval ni un arabe pour m'indiquer la route qui mène au lac Fetzara. Le jour suivant, par un temps qui menaçait de la pluie, je me mis en route pour le lac Fetzara ; je montais un jeune cheval, très-doux et très-docile, assis sur un de ces bâts de mulet dont on se sert beaucoup dans le pays. Nous descendîmes une forte côte pendant une demi-heure à peu près ; puis je montai à cheval et l'arabe, appelé Abdallah[51], me précéda pour servir de guide. Nous traversâmes de très-belles vallées où çà et là une tribu avait établi des gourbis ou des tentes et où d'assez beau bétail paissait sur de beaux pâturages ; le ruisseau se dessinait au loin par les frênes qui le bordent.

Enfin vers neuf heures, après avoir franchi un bois de lièges et dépassé une dernière hauteur, nous vîmes devant nous une plaine et plus loin brillait le lac. Nous nous arrêtâmes dans la plaine près d'une source chaude ; Abdallah prit un bain et moi je me restaurai avec du pain et un reste de saucisson que j'avais encore. Lors de mon voyage à Bône, les orges, les blés étaient ici de toute beauté ; maintenant c'était un triste spectacle de dévastation : un orage, accompagné de forte grêle, avait tout saccagé ; les arbres même étaient en grande partie dépouillés de leurs feuilles.

Après avoir traversé la route de Bône, nous suivîmes un sentier arabe qui passait par les asphodèles et les broussailles ; en passant près d'un endroit où les arabes avaient levé la tente, sous peu nous fîmes monter un aigle et un vautour. Je fis alors monter l'arabe à cheval, parce que ce bât de mulet m'avait bien fatigué. Après avoir à plusieurs reprises demandé le chemin qu'il fallait prendre, nous découvrîmes à deux cents mètres du lac environ une chose qui ressemblait à un tas de mauvais foin à moitié couvert de ronces et qu'Abdallah me montra en disant : « gourbi mosje Zill ». En effet, celui-ci en sortit quand nous nous approchâmes et me reçut avec la cordialité qui lui est propre. Je fis amplement justice aux tartines de beurre et au lait qu'il m'offrit, comme aussi au souper qui fut suivi d'une tasse de café ; il était très-faible et fait avec de l'eau que nous avions cherché au puits, c. à d. à un trou creusé en terre, où s'infiltrait un peu d'eau croupissante, pleine de plantes, de crapauds et de milliers de larves de cousins.

Mr. Zill m'offrit son lit de camp, mais je refusai et m'étendis tout habillé sur une natte en palmier nain et me couvris d'une couverture. Je dormis fort mal car, outre que ma couchette n'était pas des plus douces, les cousins, dès que la lumière fut éteinte, vinrent par centaines m'assaillir ; de plus, il plut pendant la nuit et l'eau passait par les fentes dans le toit du gourbi. Quand je me levai, le temps était encore à la pluie ; Abdallah prit congé de nous et refusa un pourboire que je voulais lui donner ayant été très-content de lui ; c'est un trait de délicatesse très-rare chez les arabes ; je lui donnai alors de la poudre qu'il accepta volontiers.

Le temps s'étant éclairci, nous allâmes à la recherche d'une meilleure eau ; nous remontâmes la rivière et Mr. Zill tira un cormoran qui s'échappa en plongeant. Nous trouvâmes enfin un endroit où il y avait de l'eau infiniment plus propre quoiqu'il y eut des algues en grande quantité ; au dire de Mustapha, elles améliorent l'eau. Après déjeuner, nous allâmes au bord du lac pour voir s'il n'y avait rien à tirer, mais quoique nous eussions vu une grande troupe de canards sauvages, et que Mr. Zill eut ajusté deux aigles, une mouette fut le seul butin que nous rapportâmes. La rivière est merveilleusement poissonneuse ; c'est proprement une partie du lac qui s'étend dans le lit de la rivière car cette eau est saumâtre comme celle du lac et ne coule pas.

Le lendemain, Mr. Zill me proposa d'aller avec Saïd, un arabe qui chasse avec lui, chasser les grèbes en barque ; nous fîmes d'abord le tour d'une bonne partie du lac par terre pour arriver à la nacelle, vraie petite coquille de noix. Nous avançâmes alors doucement dans les roseaux très-abondants et, quand nous fûmes dans un épais fourré, Saïd me dit de me coucher dans la barque ; lui-même ôta son turban, se cacha le plus possible et fit entendre un certain cri qui bientôt attira plusieurs grèbes ; dans un court espace de temps, il en eut tiré sept ; il leur coupa la gorge pour pouvoir en manger.

Nous rentrâmes à peu près à midi et, immédiatement, on procéda au dépouillement de quatre des grèbes à fin d'en faire une soupe. Mr. Zill leur enlevait la peau, puis avec des ciseaux les coupait en quatre et les jetait dans la casserole ; ces quatre bêtes qui pesaient bien chacune un kilo firent une délicieuse soupe dont Saïd mangea le reste pendant la nuit (il ne mangeait rien le jour, étant en Ramadan). Le lendemain de la chasse aux grèbes, j'allai voir avec Saïd les nids d'oiseaux qui se trouvent sur deux rangées d'arbres entrant dans le lac ; il est évident que ces arbres bordaient le lit de la rivière et que par conséquent le lac a haussé ; on ne peut guère s'expliquer ce phénomène.

Nous nous approchâmes doucement des arbres en nacelle et nous entrâmes entre les deux rangées ; je fus ébahi de voir cette quantité innombrable de nids. Figurez-vous un arbrisseau quelconque de notre jardin couvert de cinq, six à dix nids faits dans le genre de ceux des cigognes mais un peu plus petits. Dans chacun se trouve soit la mère ou le père, soit de pauvres petits qui n'ont guère de plumes encore et qui ouvrent de grands becs. Et puis cette variété infinie de couleurs ! Ce sont des oiseaux tout blancs avec pattes et bec noirs, blancs avec des aigrettes roses, noirs, gris, mouchetés, toutes ces bêtes sont à crier, à se batailler, à aller, à venir, à construire leur nid ou à couver, il y a un mouvement perpétuel et, si vous lâchez un coup de fusil, voilà le soleil obscurci par une nuée d'oiseaux.

Saïd tua quelques oiseaux, trois d'un seul coup de fusil, prit une centaine d'œufs pour les souffler et puis nous nous en retournâmes au gourbi. Après déjeuner, je visitai encore cette même partie et je tuai un héron ; Saïd alla chercher des œufs pour une omelette monstre et Mr. Zill se mit à l'affût dans une hutte qu'il s'était faite au bord du lac. Cette fois, je passai une assez bonne nuit et, le matin de bonne heure, je me remis en route. Mr. Zill me promit de venir à Philippeville à la fin du mois pour nous entendre définitivement ; pour quelque temps, cette vie libre et sans gêne aurait certainement infiniment de charme, mais à la longue je crois qu'on se sentirait bien isolé à moins qu'on n'eut plus rien sur cette terre que l'on aimât ou que l'on ait le caractère de Mr. Zill.

Je m'en retournai donc à Jemmapes par un sirocco assez-fort ; un violent orage éclata pendant la nuit et rafraîchit l'air ; le lendemain je pris la voiture pour Philippeville ; je voyageai avec deux messieurs et deux sœurs, dont l'une va en France en convalescence. Je n'avais jamais pris cette route ; elle est charmante et traverse une vallée délicieuse. A partir de St Charles[52], c. à d. trois heures avant d'arriver à Philippeville, j'eus une discussion chaleureuse sur la religion protestante avec les sœurs. La sœur eut le dernier mot en disant : « Enfin, monsieur, Dieu débrouillera tout cela ».

Philippeville, 12 juin 1856

Wenger m'a écrit par le dernier courrier, j'apprécie parfaitement ses raisons de refus et ne lui en veux nullement. Je verrai à trouver autre chose.

Je crois que je ferai des progrès assez rapides en arabe chez Mr. Zill ; en entendant toujours cette langue, l'oreille s'habitue aux sons, et on retient les mots ; avec cela, je travaillerai la grammaire.

Je crois que mon séjour au Dmel-Bès-Bès me sera fort utile aussi sous le rapport de la connaissance des mœurs arabes ; j'ai déjà vu des choses assez curieuses. Un des arabes ayant eu un petit gamin, nous allâmes l'en féliciter selon l'usage ; il faisait nuit et nous avions à aller à un quart de lieue ; chacun était armé d'un gros bâton pour se défendre des chiens. Lorsque nous nous approchâmes du douar, ils vinrent nous entourer en aboyant ; arrivés au gourbi, Abdallah nous fit entrer en chassant les chiens, et en arrangeant quelques branches de la haie de manière à nous permettre de la franchir. Au milieu du gourbi brûlait un feu que madame Abdallah tisonnait avec un morceau de liège ; elle était assise par terre, son petit couché sur ses pieds. Nous prononçâmes la formule de félicitations sacramentelle et nous nous assîmes par terre sur quelques feuilles d'asphodèles répandues dans un coin. La femme d'Abdallah maillota ensuite son moutard et voici comment : un linge noir de saleté, servit à entourer très-exactement tout le corps de l'enfant de manière à empêcher tout mouvement ; la tête était également entourée d'un linge semblable. Pour fixer le tout, on ficela avec une grosse ficelle le moutard et on le posa par terre ; il supporta tout cela avec la meilleure grâce possible.

Alors la mère nous offrit du kessera[53] ou plutôt rfiss[54] que nous acceptâmes enfin après de longues façons. Pour préparer ce plat, elle commença par placer devant elle un très-grand plat en bois dans lequel elle fit avec de la farine grossièrement moulue, du beurre et un peu d'eau une galette qu'elle travailla beaucoup, enfin la pâte fut bonne et on plaça la galette sur un plat en terre cuite qui avait été posé sur le feu ; elle laissa légèrement roussir la galette des deux côtés, puis la replaça sur le plat en bois où elle la brisa en petits morceaux, la pétrissant avec du beurre et frottant le tout entre les mains jusqu'à ce que cela ne formât plus qu'une masse de grumeaux ; ceux-ci furent replacés sur le feu, ils frirent dans leur graisse et furent servis tout chauds, en y versant un peu de lait ce qui est un grand luxe. On ne peut arracher aux femmes arabes le lait de leurs vaches, elles vous en donneraient plutôt six fois la valeur en beurre.

Nous mangeâmes le kessera avec des cuillers en racine de bruyère que madame essuya d'abord avec ses mains ; le mets était excellent et je n'eus pas besoin de nombreux « koul, koul (mange, mange) » pour lui faire honneur. Avant de nous en aller, chacun de nous donna une pièce de monnaie à la mère qui en parut fort enchantée.

Lors de mon séjour au lac Fetzara, j'entendis pour la première fois le cri d'un chacal ; l'un d'eux commença à la tombée de la nuit à élever sa voix perçante ; immédiatement les autres répondirent, le tapage durait pendant quelque temps puis cessait pour le reste de la nuit. Le cri de ces bêtes ne ressemble pas plus au cri d'un enfant que celui d'une vache ou d'une hyène ; le nom arabe dyb caractérise très-bien le cri du chacal.


[1]   Skidda anciennement Philippeville pendant la période coloniale.

[2]   Il est fort vraisemblable que Théodore Fritz se soit embarqué pour Philippeville depuis Marseille. Au tout début de la conquête les traversées sont assurées par l’Etat en partance de Toulon pour l’essentiel. La création d’une convention entre l’Etat et les compagnies privées date de 1842. A partir de cette date, la Compagnie Bazin-Perrier, qui fut la seule à signer la convention, propose sept traversées par mois pour l’Algérie. La compagnie mise en faillite en 1854 est remplacée par la Compagnie des Services Maritimes des Messageries impériales qui assure dès lors et pendant 20 ans, 12 à 15 voyages par mois depuis Marseille, 2 entre Sète et Alger, 1 entre Toulon et Alger. Une nouvelle société maritime voit le jour en 1850, la Compagnie de Navigation Mixte qui organise 11 départs par mois depuis Marseille pour l’Algérie. La Compagnie Générale Maritime des frères Pereire, créée en 1855, assure du cabotage entre Marseille et l’Algérie. Il faut signaler que les traversées pour Philippeville arrivent dans la petite ville côtière de Stora, située à quelques encablures de la ville. Les voyageurs rejoignent ensuite la ville dans des petites embarcations. La traversée entre Marseille et Philippeville ou Stora dure entre 30 et 40 heures en fonction des conditions de navigation (Exposition Universelle de 1900, Rapport présenté par le comité départemental du Rhône, La colonisation lyonnaise, Lyon, A. Rey & Cie imprimeurs-éditeurs, 1900, p. 34). Le débarquement se fait à Stora quand la mer trop forte empêche d’accoster à Philippeville.

[3]   Il s’agit sans doute d’un Fez (en berbère) ou tarbouche (en arabe), une coiffe en feutre sans bords, souvent rouge et portée seulement par les hommes. Vraisemblablement une survivance de l’ancienne tutelle ottomane.

[4]   Louis Gustave Liebich (Strasbourg, 1824-Oran, 1910). Bachelier de théologie de la faculté de Strasbourg en 1849, il part dès 1850 en Algérie, comme pasteur à Bône puis à Philippeville à partir de 1854. Après un retour en France entre 1857 et 1874, en pays cévenol, il reprend un poste en Algérie. Pasteur de Douéra entre 1874 et 1889, il s’occupe également de l’orphelinat protestant de Dely Ibrahim. Il meurt à Oran en 1910. Voir annexe II.

[5]   Le réseau social de Théodore Fritz apparait dans ces lettres incontestablement protestant, alsacien et même strasbourgeois. Les Alsaciens et les Lorrains ont émigré vers l’Algérie dès 1831, en raison d’un excédent démographique survenu dans leurs régions natales et des multiples problèmes économiques que ce dernier a engendrés en Alsace. Les départs rythmés par les crises agricoles et industrielles locales obéirent dès lors à une certaine périodicité et l’implantation en terre algérienne, se fit au rythme de la pénétration française dans le pays. Une politique d’assistance matérielle et financière avait permis de faire concurrence à l’Amérique et de détourner périodiquement le flux migratoire vers l’Algérie qui accueillit près de 25 000 émigrants alsaciens et lorrains entre 1831 et 1870. Une émigration non négligeable dans cette première période, numériquement plus importante que celle de l’exode de 1871. (Fabienne Fischer, « Les Alsaciens et les Lorrains en Algérie avant 1871 », Outre-Mers, Revue d’Histoire, 1997, Vol. 84, n° 317, p. 57-70 ; Marie-Josèphe Bopp, « Les Alsaciens et la culture du coton en Algérie pendant le Second Empire, Questions d’histoire algérienne. Actes du 79ème congrès national des sociétés savantes, Alger, CTHS, 1955, p. 75-83).

[6]   Sophie Caroline Esther Peladan, épouse Liebich. Voir annexe II.

[7]   Henriette Elisa Liebich, sœur cadette du pasteur Liebich. Voir annexe II.

[8]   Charles Christian Léopold Cuvier (Selencourt, 1798-Montbelliard, 1881). Élève du séminaire protestant de Strasbourg, bachelier en lettres, enseignant et théologien à partir de 1820 ; aumônier à Louis-le-Grand ; professeur d’histoire au Collège royal de Strasbourg puis à la Faculté de Lettres. (Nouveau Dictionnaire de biographie alsacienne, Strasbourg, Fédération des sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace, 42 volumes, Notices en ligne, https://www.alsace-histoire.org/netdba/ ). Apparenté au naturaliste Georges Cuvier.

[9]   Charles Zill, savant naturaliste. Voir annexe II.

[10]  Juge musulman qui remplit à la fois les fonctions civile et religieuse.

[11]  Jules Gérard (1817-1864). Engagé dès 1842 dans un régiment de Spahis, reconnu pour ses talents de chasseur. Son tableau de chasse de lions était estimé à 26 fauves (Eugène de Mirecourt, Les Contemporains. Gérard, le tueur de lions, Paris, 1857).

[12]  Il s’agit ici de la concession accordée au général de brigade Nicolas Pierre Joseph Alexandre de Mirbeck (Königstein (Allemagne), 1794-Pussy (Haute-Saône), 1878) dans le cadre de la colonisation militaire liée aux troupes des Spahis en Algérie (Xavier Yacono, « La colonisation militaire par les smalas de Spahis en Algérie », Revue Historique, t. 242, Fasc. 2, 1969, p. 347-394). Les Spahis sont des troupes de cavaliers indigènes commandées par des officiers français ; ils appartiennent à l’armée d’Afrique. Sous le gouvernement général de Randon (1852-1858), une attention particulière est accordée aux Spahis leur permettant de s’établir en smalas, c’est-de-dire de s’établir avec leurs familles et serviteurs sur des terres qu’on leur délivre. Les officiers français qui les commandent obtiennent également une concession. De Mirbeck entre aux Spahis réguliers de Bône comme adjudant-major, le 5 février 1837 ; il est promu général de brigade le 16 juillet 1852 ; il prend sa réserve en 1856 (voir CV, site Amicale des Anciens des 3ème Chasseurs et Chasseurs d’Afrique) ; il reste donc en Algérie selon notre source. Il est rentré en France ensuite puisqu’il est rappelé pendant la campagne contre l’Allemagne en 1870. La concession Mirbeck semble avoir été vendue ensuite, mais la ferme garde le nom du général de Mirbeck. Ainsi, vers la fin de l’Empire, M. Frédéric Nicolas, de la maison de banque Girerd, Nicolas & Cie, de Saint-Etienne (Loire) possédait près de Bône, de vastes domaines groupés autour de Guébar Bou Aoun, ferme déjà très connue de la vallée de la Seybouse. La Seybouse est une rivière formée près de Guelma par de grands oueds et son bassin est le plus étendu d’Algérie et ses terres sont très fertiles. La propriété comprenait des terrains de culture, de parcours, vignes, bois, en tout près de 4000 hectares, dont 185 de vignes très productives. Après la faillite de la banque stéphanoise (André Vant, « Evolution bancaire et espace urbain stéphanois », Géocarrefour, 1977, 52-4, p. 374), plusieurs rachats eurent lieu. La propriété comprenait 17 fermes, donc celle de Mirbeck. Cette dernière a exploité jusqu’à 500 hectares de vignes (Exposition Universelle de 1900, Rapport présenté par le comité départemental du Rhône, La colonisation lyonnaise, op. cit., p. 30-32). Mirbeck et trois autres fermes deviennent en 1890 propriétés de la Banque d’Algérie.

[13]  Louis Antoine Péladan (1812-1877), géomètre à la Direction de l’Intérieur à Bône puis à Constantine. Voir Annexe II.

[14]  En Algérie, les églises réformée et luthérienne sont unies (Jean Volff, L’Eglise protestante mixte d’Algérie. Une première expérience d’union luthéro-réformée (1830-1908), Lyon, Olivetan, 2020). Ce terme de « vice-marraine » n’est pas usité chez les catholiques, il est également peu ordinaire chez les protestants : il se peut que Mademoiselle Liebich soit une seconde marraine de la petite Amélie puisque le nombre de parrains et marraines peut être fluctuant chez les protestants, ou éventuellement une marraine « locale » qui se substitue à une marraine restée en France. (Vincent Gourdon, Baptiser les Français, XVIe-XXIe siècle, Paris, PUF, à paraitre). La proximité familiale de Théodore Fritz avec la famille Liebich explique qu’il soit choisi pour être le parrain de leur fille (Guido Alfani, Vincent Gourdon, Isabelle Robin (dir.), Le Parrainage en Europe et en Amérique. Pratiques de longue durée XVIe-XXIe siècles, Bruxelles, Peter Lang, 2015).

[15]  Vallée de la rivière Seybouse. 

[16]  Rivière née dans les Vosges et qui conflue en rive gauche avec l’Ill à la lisière de Strasbourg.

[17]  Commune mixte située à environ 30 kms de Philippeville. Créées par l’arrêté gubernatorial du 20 mai 1868 dans le but de contrôler les vastes espaces ruraux d’Algérie, les communes mixtes regroupent la majorité de la population algérienne (50 000 Européens et 4 millions d’indigènes sur un total de 6 200 000 en 1939), et 5 / 6ème de la superficie du pays. Les Européens y vivent dans des centres de colonisation et les indigènes dans des douars. À l’origine pensée pour être temporaire, cette organisation se maintient et atteint son apogée à la fin du XIXème siècle avant de décliner peu à peu à partir des années 1920. (André Brochier, Dictionnaire des communes, douars et centres d’Algérie. Sous l’administration civile française, Aix-en-Provence, Amis des Archives d'outre-mer, 2016).

[18]  El-Kantour est un centre de colonisation officielle liée à la commune d’El-Arrouch.

[19]  Staufen est le nom d'un sommet alsacien situé sur les communes de Vœgtlinshoffen, Soultzbach-les-Bains et Wihr-au-Val, culminant à 898 mètres d'altitude.

[20]  Ville aujourd’hui en Autriche, anciennement Brigance en français.

[21]  Rue du centre-ville de Strasbourg où se situent plusieurs maisons à arcades.

[22]  Pipe turque à long tuyau.

[23]  Grand manteau de laine sans manches, à capuchon, porté dans tout le Maghreb.

[24]  Le tatouage est l’un des plus anciens rites de la culture berbère, dont les origines remontent à la période pré-islamique.

[25]  « gare à » ; « faire attention ».

[26]  André Pierre Charles Lamouroux (1798-1877). Voir Annexe II.

[27]  C’est avec la fondation du second empire colonial que les « troupes indigènes » commandées par des officiers français, vont prendre une place importante au sein de l’armée française. La conquête de l’Algérie donne lieu dès 1832 à la création de bataillons de « Turcos » fondés sur les décombres des milices ottomanes vaincues, et qui sont la souche des « bataillons de tirailleurs indigènes » (1842) puis des « régiments de tirailleurs algériens » (1856). Le capitaine Guineman a sans doute bénéficié d’une concession au titre de la colonisation militaire à la fin de son service. (Emmanuel Blanchard, Les tirailleurs, bras armé de la France coloniale, Plein Droit, 2003/1, n° 56, p. 3-6.)

[28]  Depuis le rétablissement de la Compagnie de Jésus en 1814 par le pape Pie VII, l’ordre qui se range délibérément dans le camps des antilibéraux refuse toutes les mutations du XIXe siècle. Il est étonnant de voir ici évoquée cette séquence car l’Algérie ne fut jamais une priorité pour la Compagnie. En effet, il n’y eut jamais plus que 87 jésuites (en 1880) sur le territoire, dont plus de la moitié œuvrait dans des orphelinats. (Ugo Colonna, La Compagnie de Jésus en Algérie (1840-1880). L’exemple de la mission de Kabylie (1863-1880), Monde arabe, Maghreb et Machrek, n° 135, 1992, p. 68-77 ; Pierre Vermeren, La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 2016, en particulier Chp. 3).

[29]  Il s’agit ici de sa jeune sœur, Dorothée Julie née en 1844. On imagine l’importance de cette jeune fille dans une famille endeuillée auparavant par la mort de deux autres filles (Julie Wilhelmine en 1843 à l’âge de 14 ans et Sophie Anna en 1844 à l’âge de 8 ans).

[30]  Théodore Fritz et Louis Liebich sont cousins par ligne maternelle ; leurs grand-mères Marie Marguerite et Catherine Barbara Ziegenhagen ont épousé pour la première Philippe Liebich et pour la seconde Charles Maximilien Fritz. (Généanet).

[31]  « Mais ce sont des rêves et les rêves ne sont qu’écume » (proverbe allemand). Une expression sans doute liée au monde neuroscientifique contestant les théories freudiennes au profit d’un retour à l’analyse pré-psychanalytique (Solms, Mark. « L'interprétation des rêves et les neurosciences », Journal de la psychanalyse de l'enfant, vol. 9, no. 1, 2019, p. 7-26.)

[32]  École supérieure d’agronomie de Grignon dans laquelle l’auteur a fait ses études. L’École de Grignon est fondée par Auguste Bella, ancien officier de l’Empire retiré en Alsace et Antoine Rémy Polonceau, polytechnicien, sur un domaine situé à 15 kms au N.O. de Versailles. Les soutiens d’ Auguste Bella, dont beaucoup sont dans l’entourage de Charles X, deviennent les actionnaires de la Société agronomique, fondée en 1827 pour une durée de quarante ans, qui est responsable de la gestion du domaine agricole. L’ensemble constitué du domaine et de l’école prend le nom de d’Institution royale agronomique. L’école accueille ses premiers élèves en 1828. Tous les élèves sont internes et l’enseignement est à la fois théorique et pratique. Il s’agit de former des futurs propriétaires et chefs d’exploitation. (Françoise Delfour, « Ramener vers l’agriculture des intelligences ». L’école d’agriculture de Grignon et ses élèves, 1826-1918 », Formation au travail, enseignement technique et apprentissage. [Actes du 127ème Congrès national des sociétés historiques et scientifiques », Nancy, 2002], Paris, CTHS, 2005, p. 281-290.

[33]  La République décrète le 19 septembre 1848, l’ouverture d’une colonisation officielle. Un crédit de 50 millions de francs est octroyé au ministère de la Guerre, au titre des exercices 1848-1850, pour établir 42 colonies agricoles en Algérie. A partir de ce moment, des fonctionnaires civils sont chargés de veiller au bon développement de cette colonisation. Les affaires algériennes sont gérées en relation avec différents ministères à Paris, ce qui explique une instauration des inspecteurs de colonisation précoce alors que l'inspection des colonies est créée en 1887, le conseil supérieur des colonies en 1883 et l'École coloniale en 1889 pour le reste de l’empire.

[34]  Georges Besançon (1827-1912). Pasteur à Constantine. Voir Annexe II. Cité par Xavier Yacono (Un siècle de Franc-Maçonnerie Algérienne (1785-1884), Paris, Maisonneuve & Larose, 1969) comme étant l’un des introducteurs du rite écossais en Algérie dans la loge qu’il préside à partir de 1861, Hospitaliers. Voir annexe II.

[35]  Du nom du sultan Salah Bey qui gouverne la province de Constantine entre 1771 et 1792. Son mandat est marqué par des grands travaux d’aménagement urbains et en particulier un ensemble architectural remarquable autour de la mosquée Sîdî al-Kittânî, avec sa propre demeure, des boutiques, des maisons annexes, sans doute également une médersa (école coranique) et des jardins magnifiques. (Isabelle Grangaud, La ville imprenable. Histoire sociale de Constantine au XVIIIe siècle, Thèse d’histoire, EHESS, 1998, p. 340-348, en ligne).

[36]  Jacques Timothée Dürr (1796-1876). Pasteur alsacien de la confession d’Augsbourg à Dely-Ibrahim et Douéra. Voir Annexe II.

[37]  Jean-Jacques Rieder (1778-1852), pasteur à Strasbourg. Voir Annexe II.

[38]  « Dieu est amour, et celui qui demeure en l’amour, demeure en Dieu et Dieu en lui ».

[39]  Raymond Alexandre Durant de Mareuil (1818-1889). Voir Annexe II.

[40]  Kabylie orientale.

[41]  Lieu d’élevage et d’exploitation du ver à soie.

[42]  Charles Zill, le naturaliste.

[43]  Pistachiers.

[44]  Fer oligiste : oxyde naturel de fer (Fe2 O3) qui constitue un excellent minerai.

[45]  En caractères gothiques dans le texte : tranches de lard.

[46]  Centre de colonisation créé en 1848, à l’ouverture de la Colonisation officielle.

[47]  Annaba, Bône pendant la colonisation française.

[48]  Charles Frédéric Bögner (1829-1896), pasteur à Bône. Voir Annexe II.

[49]  Georges Frédéric Rodolphe Henri de Lützow (1822-1872). Voir Annexe II.

[50]  Variante de muslim et voulant dire « musulman ».

[51]  Homme de confiance de Charles Zill. Voir annexe II.

[52]  Village de colonisation créé en 1847. Situé à environ 17 kms de Philippeville. Trente familles obtiennent des concessions au départ mais la colonisation dans le centre périclite rapidement. A parti de 1857, une communauté anabaptiste alsacienne est transplantée avec succès à Saint-Charles.

[53]  Kessera (ou kesra) : nom du pain Kabyle qui se présente sous la forme d’une galette de semoule.

[54]  Rfiss : gâteau sans cuisson à base de semoule grillée et de pâte de dattes.

Préc. Suivant