Medjez-Amar
Medjez-Amar, 13 sept. 1863
Me voici donc installé à mon nouveau domicile, où je suis arrivé mercredi dernier au soir. J'ai été parfaitement bien reçu par Mr. Campo qui met beaucoup de complaisance à me mettre au courant de toutes les affaires. Il va aller à Constantine où il expose plusieurs machines ; il faudra alors que je prenne les rênes de l'affaire.
Il fait bien plus lourd ici qu'à M'Chaïda et le matin de bonne heure il y a une odeur nauséabonde à laquelle j'aurai de la peine à me faire.
Medjez-Amar, 11 oct. 1863
Mr. Campo a obtenu la prime d'honneur à l'exposition de Constantine[1] ; il la mérite car il a énormément travaillé et il a eu à surmonter des difficultés dont, en France, on n'a pas l'ombre d'une idée.
On juge les choses d'après ce que l'on a sous les yeux et pourtant il y a une différence du tout au tout entre une grande exploitation en France et en Algérie. En France, le rendement moyen d'un hectare de blé est de quinze hectolitres ; ici on en a fait à peu près dix, et dans tous les environs avec la culture arabe, le rendement a été bien inférieur. C'est là déjà une grande difficulté car les moyens de production sont plus chers qu'en France et le blé meilleur marché.
Actuellement, le travail est assez simple ; nous labourons avec deux charrues de Grignon, on charrie du fumier et un homme est occupé au jardin. Il en faudrait encore un pour entretenir les oliviers et deux à l'intérieur.
Je commence à m'habituer un peu au pays qui est boisé et fort accidenté. Les rivières, l'oued Hammdam et l'oued Cherf (Zekri), qui en se réunissant devant notre jardin s'appellent ensuite Seybouse, donnent de l'animation au paysage. Il y a aussi plus d'oiseaux qu'à M'Chaïda, mais on n'a pas cette vue si étendue et si belle dont je jouissais là-bas en sortant de ma maison.
Les environs de Guelma même paraissent fort jolis ; on a une vue superbe vers le sud-est. Quant à la ville, elle est petite mais assez proprette, à rues bien alignées et se coupant à angle droit ; il y a une place qui n'est pas mal et une petite promenade ornée d'inscriptions romaines et de quelques bas-reliefs affreux.
Voici à peu près comment je passe mes journées : je me lève entre trois et quatre heures du matin, et je sonne aux domestiques qui donnent à manger aux chevaux et les pansent. Quand ils sont tous levés, je rentre dans ma chambre, je fume une pipe, je ressors voir ce qu'on fait et je me couche un peu sur le lit pendant qu'ils prennent le café. Puis je leur indique les travaux à faire, et qu'ils commencent sitôt le jour venu, c'est-à-dire à 5 ½ h à peu près. Toute la matinée, je surveille les travaux, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur et au jardin. A dix heures, on déjeune et les domestiques retournent au travail à midi pour y rester jusqu'à 5 ½ h, à la nuit tombante. A six heures, on dîne et, après dîner, je cause avec les dames Campo (Mr. C. est à Alger) jusque vers neuf heures. Le dimanche, on travaille le matin à toutes sortes de bricolage ; l'après-midi pas, et c'est là le seul moment qui me reste pour la correspondance.
Medjez-Amar, 8 nov. 1863
Medjez veut dire gué, et Amar est un nom, de sorte que le mot veut dire gué d'Amar[2] ; ce nom lui vient d'un gué très-fréquenté de la Seybouse et qui touche à la propriété. Lors de la première expédition de Constantine, qui fut si malheureuse, on fit un camp retranché ici ; plus tard un caravansérail, puis un orphelinat ; celui-ci fut si mal dirigé qu'on le supprima et les terres furent louées pendant quelque temps. Puis on mit la propriété en vente, et Mr. Montariol l'eut d'abord avec son associé[3] et maintenant à lui seul.
Hier en visitant des crêtes de montagnes, que Mr. Montariol veut acheter pour avoir des limites naturelles, je trouvai une bruyère qui se rapproche des bruyères rouges de la Forêt-Noire, mais les fleurs sont un peu plus grandes et peut-être aussi un peu plus roses. C'est une fort jolie espèce que je n'avais pas encore vue ; j'ai aussi trouvé quelques arbousiers au fruit rouge et semblable à une fraise qui m'ont rappelé ce bon temps sans souci du Filfila : et cependant, je m'y croyais si malheureux vers la fin ! Je trouve que c'est une belle chose que cet oubli des misères passées tandis qu'on garde le souvenir de tout ce qui nous a été agréable.
Medjez-Amar, 6 déc. 1863
Voilà l'hiver arrivé ! Dans la nuit de vendredi à samedi, il a fait une pluie diluvienne et le matin les montagnes étaient couvertes de neige qui s'y trouve encore en grande abondance. Aussi le froid est-il très-sensible et j'ai du feu dans la cheminée du matin au soir ; malgré cela, la chambre n'est pas chaude parce qu'elle se trouve au-dessus du passage d'entrée où il y a toujours un affreux courant d'air. La chambre que je voulais prendre renferme toujours les effets des Campo, ce qui m'ennuie beaucoup.
Les pluies qui sont tombées ont considérablement fait grossir la Seybouse, et cette fois-ci c'est le Bou Hammdam qui est gros, tandis que généralement c'est l'oued Cherf.
Pour aller à Guelma dans cette circonstance, il faut passer par Bou Far et faire un détour de plus d'une lieue, ce qui est un grand inconvénient, d'autant plus que le chemin de Bou Far est impraticable pour les voitures.
On critique beaucoup la manière de faire à Medjez-Amar, et chacun vous conseille de faire comme lui ; l'un vous dit : faites de la culture arabe, elle rapporte 5 pour 1 sans frais ; l'autre : faites des oliviers, une fois greffés ils ne demandent qu'un faible entretien (mais aucun ne sait me dire ce que lui coûte son huile). Le troisième conseille de faire le commerce et l'élève des bœufs sans s'inquiéter si l'on trouvera à les vendre. Un autre encore ne ferait que le commerce des grains qui donne quelquefois de forts beaux bénéfices, mais qui met aussi en perte bien des fois, et puis Medjez-Amar n'est pas dans des conditions favorables à ce commerce. C'est, somme toute, une ferme où il faut faire de la culture ou n'en point faire, c'est-à-dire abandonner la chose.
Medjez-Amar, 20 déc. 1863
Avant-hier à sept heures du soir je me chauffais devant la cheminée quand on frappa à la porte ; je regardai par la fenêtre qui était là, et je trouvai Mr. Lebas qui s'informa s'il y avait loin d'ici chez Mr. Vignier. Il venait avec sa femme et sa fille de Constantine, et je m'offris à leur montrer le chemin après les avoir vainement engagés à passer la nuit ici.
Il fallut deux fois passer la Seybouse à la grande terreur de Mad. Lebas qui croyait que son cheval allait à la dérive, illusion produite par le courant de l'eau. Nous arrivâmes à neuf heures chez Mr. Vignier qui était déjà couché, les Lebas ayant dû arriver pour le déjeuner. Je m'en revins ici à minuit.
Depuis une visite qu'elles avaient faite à M'Chaïda, j'avais pris ces dames en grippe, et cependant j'éprouvai un grand plaisir de les revoir et de pouvoir leur rendre un petit service ; elles furent du reste charmantes.
J'ai 14 domestiques : un cuisinier, un jardinier, deux bergers arabes, un forgeron, et neuf hommes employés soit au labour, soit aux oliviers et à tous les autres travaux. Ils sont nourris tous exceptés les arabes. C'est le cuisinier qui fait le menu, toujours fort simple ; il y a une bonne pour l'entretien du linge.
Medjez-Amar, Noël. 1863
Quel triste Noël ! Il ne cesse de pleuvoir toute la journée ; impossible de mettre le pied dehors. Ce serait un temps magnifique si l'on avait un intérieur ; mais se trouver tout seul, vis-à-vis de son propre individu dont on ne sait que faire ; qui n'a rien à vous dire, rien pour vous consoler qu'une pipe ou un cigare – il faut avouer que ce n'est pas gai.
J'avais eu l'intention de passer ces fêtes à M'Chaïda, mais il y a eu différents empêchements, et lors même que ceux-ci n'eussent pas existé le mauvais temps se serait chargé de mettre une barrière entre moi et mon ancien home. Il eût été impossible de passer par la montagne car toutes les rivières sont grosses, et sans doute tout aussi impossible d’aller par Jemmapes, car il faut passer une rivière dite sèche et qui pour cela n'a pas de pont mais qui doit être remplie d'eau en ce moment.
Je crains même que la passerelle de Guelma n'ait été emportée ; ce qui ne serait pas gai pour les habitants de cette ville. C'est ébouriffant quelle administration paternelle, éclairée et intelligente nous avons. A Constantine on a fait un pont monumental sur le ravin ; c'est un chef-d'œuvre qui enfonce les Romains[4], mais une fois le pont achevé on s'est aperçu avec stupéfaction que pour s'en servir on sera obligé de démolir la moitié de Constantine, ce qui augmentera singulièrement les dépenses. Ce pont ne conduit du reste nulle part, si ce n'est au cimetière juif et dans un désert de hauts plateaux où jamais on ne colonisera.
Vous êtes heureux à Strasbourg d'avoir de si bons rapports sociaux. Quand je compare les sujets de conversation qui défraient le monde ici à ceux qui sont traités dans vos réunions, quelle différence en votre faveur ! Quelle platitude, quelle absence de culture dans ce malheureux pays ! Quand j'y pense, cela me prend toute envie de me marier, car quelles ressources aurait ma femme ? Comment donner aux enfants cette culture morale et spirituelle si complètement absente ici[5] ?
Medjez-Amar, 17 janvier 1864
Il semble que nos dimanches ont le privilège d'être des jours de pluie ; aujourd'hui encore le ciel est couvert et il brouillasse. C'est une année désolante ; il ne peut faire beau huit jours de suite !
Mardi dernier j'étais allé l'après-midi chez un meunier de mes voisins pour régler un compte ; il demeure de l'autre côté de l'oued Cherf. En y allant il y avait déjà passablement d'eau, mais je pus passer sans danger ; le soir quand je voulus m'en retourner la rivière avait tellement grossi que je n'osai pas tenter le passage. Je dus m'en retourner chez Bernhard, le meunier ; nous passâmes la soirée à lire les « Räuber » de Schiller[6] ; à dîner il y avait du très-bon saucisson et de la choucroute.
Le lendemain je ne pus m'en aller que le soir et encore ma jument ne voulut-elle passer que lorsque le beau-frère de Bernhard l'eût précédée avec un cheval.
Medjez-Amar, 31 janvier 1864
J'ai passé l'après-midi chez Mr. Vignier à faire de la musique ; je crois que cela ira bien une fois que nous aurons étudié les morceaux ensemble. Mr. Krell n'a malheureusement envoyé que les parties de piano des morceaux, de sorte que nous n'avons pas pu jouer le roi des Aulnes.
C'est Saad qui m'a apporté mon violon ; et vous ne sauriez croire avec quel plaisir je l'ai revu ; ce n'est pourtant pas un beau garçon, mais c'est après-tout le meilleur de toute la famille Achmed et Cie, et puis c'est un M'Chaïdaien. C'est singulier combien je tiens aux endroits ; je suis sûr que cela me ferait même de la peine de quitter Medjez-A. où rien ne me retient.
Medjez-Amar, 7 février 1864
J'ai eu la visite de Mr. Camus, beau-frère de Mr. Montariol[7] ; c'est un parisien fort gentil et grand chasseur. Il passa ici l'après-midi de lundi et les journées de mardi, mercredi et jeudi ; les premières à chasser et la dernière à s'ennuyer, car il pleuvait à verse. Toutes les écluses du ciel étaient ouvertes, l'eau tombait par torrents, à tel point que la Seybouse monta à une hauteur inusitée jusque dans notre jardin où elle ravagea des semis de choux, des pois qui allaient fleurir et toutes sortes d'autres choses. De plus les eaux qui descendaient de la montagne étaient tellement fortes qu'elles ont envahi le jardin, détruisant, ravageant tout sur leur passage. Nous dûmes donner asile à la famille d'un meunier des environs qui craignait que son moulin ne fût emporté. Les piles du pont de Guelma sont emportées, de sorte qu'il faudra demain que j'aille à cheval à Héliopolis[8] et de là à pied à Guelma en traversant la rivière en bateau. Mr. Camus qui a beaucoup voyagé en Amérique, a été indigné de l'affreux état des routes et de l'incurie de notre administration.
Mon meunier, quoique n'ayant pas beaucoup d'instruction ou d'éducation, en sait pourtant assez pour comprendre ce qu'il lit ; mais en faisant la lecture à haute voix il met quelquefois l'intonation d'une si drôle de manière qu'on ne peut presque pas s'empêcher de rire. C'est un homme très-bon, très-serviable, il parle un assez-bon allemand ce qui est rare dans le pays, car la plupart des allemands d'ici sont ou Badois ou du Palatinat, et leur dialecte a bien scandalisé Mr. Krell.
Jamais de la vie je n'ai mangé autant de gibier que ces jours derniers, grâce à Mr. Camus. Jeudi soir : perdrix sautée, je crois ; vendredi matin : civet de lièvre ; jeudi soir : perdrix aux choux ; samedi matin : perdrix, soir : lièvre à la broche, aujourd'hui lièvre froid, ce soir perdrix aux choux de Bruxelles.
J'ai un jardinier qui est très-drôle ; il est de la Lorraine française et me rappelle beaucoup par sa manière de parler et ses grandes phrases Renaud d'illustre mémoire. C'est du reste un homme très-tranquille, qui travaille assez-bien et entend assez son affaire.
Dernièrement il vint frapper à ma porte ; sur mon « entrez ! » il essaie d'ouvrir, mais la porte ne va pas bien ; je lui ouvre ; il fait un profond salut et dit : Pardon, monsieur, de vous déranger ; j'étais avec mes collègues à table et ils m'ont fait assez de politesses, aussi je viens vous prier de m'accorder un litre de vin en plus. Je n'osais demander au cuisinier un litre de gratification et je vous prie de m'en accorder un ou deux car un ouvrier d'art, quand on lui fait des politesses, ne regarde pas à un verre de vin de plus ou de moins. « C'est bien, dites au cuisinier de vous donner deux litres ». Je vous remercie bien, monsieur (salut), je vous demande pardon de vous avoir dérangé (salut) et il se retira à reculons pendant plusieurs pas. Cela paraît comique parce qu'on est si peu habitué à la politesse de la part de ces gens.
Medjez-Amar, 21 février 1864
J'ai eu la visite de deux anglais qui avaient cru trouver encore Mr. Camus ; ils ont passé quelques jours ici. Le major s'appelle Kruey (Stillorgan est son prénom) ; l'autre lieutenant de hussards, s'appelle Arthur Wyatt-Edgell[9]. Ce sont deux charmants garçons ; le lieutenant parle assez bien le français, l'autre un peu moins, mais grâce à mes quelques bribes d'anglais et le peu d'allemand qu'ils savaient, nous nous sommes toujours compris. Quelle bonne chose que de savoir plusieurs langues.
Le major a été pendant quelque temps au Cap, gouverneur d'une province de l'intérieur, et il m'a dit que l'aspect général du pays était absolument celui de l'Algérie, mais que les routes y sont généralement mieux entretenues qu'ici. A l'intérieur le service postal se fait sur de petites voitures à deux roues dont la caisse est imperméable, et lorsqu'on arrive à une rivière on prend des chevaux de renfort et l'on passe à la nage, la voiture faisant fonction de bateau. Notre administration des postes n'a pas encore eu cette idée lumineuse.
Philippeville, 28 février 1864
Je suis ici depuis jeudi soir, appelé par une maladie de Mr. Camus. On m'envoya une dépêche qui me parvint mercredi dans la nuit ; je partis immédiatement à cheval de Medjez-Amar. A Guelma j'en pris un autre et je marchais toute la nuit par des chemins épouvantables. J'arrivai à Jemmapes à 10 ½ h ; j'en repartis vers midi et le soir j'étais à Philippeville.
Je trouvai Mr. Camus beaucoup mieux et il partira mercredi avec l'ancien associé de Mr. Montariol qui est venu le rejoindre. Moi je m'en retourne à Medjez-Amar où doit me rejoindre le grignonnais qu'on m'avait promis comme stagiaire et qui est arrivé également par ce courrier. Il m'a paru tout singulier de me retrouver là au bord de la mer et de revoir une foule de connaissances ; il est dur de m'en retourner dans mon entonnoir de Medjez-Amar.
M'Chaïda, 20 mars 1864
Je ne puis pas résister au plaisir de vous écrire quelques mots de mon bon vieux M'Chaïda où je suis arrivé jeudi soir. Je viens d'y passer de bien bonnes journées, que j'aimerais tant pouvoir prolonger indéfiniment. Cela me serre le cœur d'être obligé de quitter si vite ces bons et excellents amis. On a beau gagner de l'argent, ce n'est pas là ce qui donne le vrai bonheur.
Enfin peut-être un jour pourrai-je revenir ici et vivre heureux, ou bien je pourrai me marier et alors je pense que je me plairai n'importe où.
Medjez-Amar, 3 avril 1864
Je vais vous décrire mon voyage à M'Chaïda. Je partis d'ici le 16 mars à cheval, assez tard car le temps était menaçant et je craignais d'avoir de la pluie pour tout mon voyage. J'étais couvert de mon Mac Ferlane, le cou garanti contre le vent par un cache-nez et le caoutchouc bouclé derrière la selle. Je n'étais pas bien loin de la ferme qu'une bonne averse me força de déboucler mon Macintosh et de m'en affubler par-dessus le Mac Ferlane ce qui n'est pas chose facile vu l'absence de manches à ce dernier. Je passai par Bou Far, par le village de l'oued Fouta, hameau assez misérable situé à l'entrée d'une assez triste vallée, et traversée par un torrent qui a fait beaucoup de dégâts cet hiver. Arrivé au haut de cette vallée on traverse un col où il vente toujours, et on descend dans une autre un peu plus gaie, boisée d'oliviers et d'autres broussailles. On arrive, en passant par le village d'Enchir-Saïd à St. Augustin, où je déjeunai et repartis immédiatement. Les environs de St. Augustin sont jolis, boisés et cultivés, mais un peu plus loin ce sont des plaines assez tristes d'un côté, et des collines du même caractère de l'autre.
En approchant de Jemmapes on passe par des forêts de chênes-lièges qui me rappellent toujours le Dmel-Bès-Bès.
J'arrivai à Jemmapes à six heures du soir, j'y passai une nuit presque blanche, et le lendemain je partis pour M'Chaïda en passant par l'interminable traverse d'El-Arrouch. Là je déjeunai, comme toujours, très-mal et très-cher ; ma jument était très-fatiguée, aussi n'avançai-je que fort lentement, mais enfin vers 4 h je fus au col de M'Chaïda qui s'étalait à mes pieds.
Mon cœur battait de joie en revoyant ce pays où j'ai tant enduré, où résident mes seuls amis algériens. Une chose me frappa : je trouvai la concession Terriggi si petite, si petite, et autrefois elle me paraissait si grande. Tout est relatif en ce bas monde !
J'arrivai à la maison et je trouvai maître Trumpf en train de boire un verre d'eau, opération très-importante et qui demande un certain temps. Il fut très-surpris et étonné de me voir, mais une fois remis de sa première frayeur il fut très-content de mon arrivée. Lorsque ma jument fut soignée je descendis chez les Krell ; il est impossible de vous décrire la joie que nous avons tous éprouvée en nous revoyant. Je passai les journées de vendredi à dimanche avec les Krell, mangeant et couchant chez eux.
Lundi matin je m'en allai le cœur bien gros ; heureusement Mr. et Mad. Krell m'accompagnèrent jusqu'à Smendou où nous déjeunâmes chez le docteur. Puis je pris la route de Constantine où j'arrivai le soir, et fis une visite aux Lebas le lendemain.
J'avais eu l'intention de m'en retourner à Medjez-A. par El-Aria et l'oued Zenati mais le temps menaçait la pluie. Tous les jours les hauteurs étaient cachées dans les brouillards de sorte que je craignais de me perdre sur ces haut-plateaux où il n'y a pas de route bien tracée et où souvent l’on ne rencontre pas une âme pendant des heures. Je m'en retournai donc à M'Chaïda et ne repartis que le surlendemain accompagné de Saad et je revins par la même route.
P.S. En écrivant cette lettre je ne me doutais pas que je n'avais plus de père[10].
Medjez-Amar, 1er mai 1864
Mr. Hirt, qui paraît avoir eu papa en grande affection est mon meilleur ami ici et en lui seul j'ai trouvé une âme sympathique. Malheureusement je ne puis le voir que tous les lundis lorsque je vais prendre les lettres à Guelma.
Mr. Montariol est à Medjez-Amar depuis mercredi, et il prend les eaux de Hammam-Meskoutine[11] ; il m'a engagé à en faire autant et je m'y suis décidé parce que ces eaux sont très-bonnes contre les rhumatismes qui me tourmentent un peu – à de rares intervalles il est vrai, mais ce sera une cure préventive.
Nous prenons d'abord un bain de piscine à 38 ° dans lequel on reste de 20 à 30 minutes, puis on prend une douche chaude un jour et le lendemain un bain de vapeur. Après cela on se couche pendant une demi-heure pour transpirer ; seulement les lits qu'on a là sont si froids que je crains bien qu'ils ne fassent plus de mal que de bien.
Tout cela est du reste fort mal installé et de plus nous avons un temps affreux.
Medjez-Amar, 5 mai 1864
Le matin Mr. Montariol et moi nous partons en calèche à 6 h et nous arrivons après sept heures à Hammam-Meskoutine. Mr. Montariol et Mr. Albert, un de ses amis de Constantine, prennent un bain de vapeur ; pour cela on entre dans une espèce de guérite en planches, placée au-dessus d'une des nombreuses sources qui jaillissent de terre ; en guise de plancher il y a une grille en bois pour laisser passer la vapeur ; on ferme bien les portes et les fenêtres et nous voici dans une étuve. Les vapeurs sulfureuses vous étouffent et la grande chaleur vous fait transpirer à grosses gouttes ; elles coulent si fort que je croyais d'abord que c'était de l'eau tombant du plafond ; je n'ai pu y rester que 6 minutes, j'étouffais ; mais ces messieurs y restent de 10 à 12 minutes. Après cela on descend prendre un bain de piscine, grandes baignoires en maçonnerie. La douche est un jet d'eau chaude, gros comme le doigt qui tombe avec une grande force et qui me fait beaucoup de bien.
L'installation entière de Hammam-Meskoutine est faite par le génie militaire ; cependant il y a des personnes civiles qui sont reçues à l'hôpital moyennant 2f,50 par jour ; il paraît qu'on y est fort mal.
Le docteur Moreau de Bône qui a une concession de 1 200 hectares avec condition d'y créer un établissement de bains, a commencé à faire un semblant d'installation en construisant de méchantes baraques en planches baptisées du nom de chalets, qui sont divisées en petites chambres de quelques mètres carrés où l'on place un lit, et dans lesquelles il pleut lorsqu'il tombe de l'eau. Il serait pourtant bien facile de faire là quelque chose de joli ; il y a des ravins ombragés d'oliviers et d'autres arbres qui fourmillent de rossignols et de merles ; si l'on y traçait des sentiers, on ferait des promenades charmantes.
L'eau de ces sources est assez agréable à boire, surtout lorsqu'elle est froide.
En ce moment nous plantons du coton courte soie ; j'ai des terres bien préparées par deux labours ; je fais tracer des sillons avec un buteur, ou charrue à deux versoirs, et dans ces sillons on jette la graine, préalablement trempée dans l'eau, et l'on couvre avec le pied. Il y a quatre kabyles qui font ce travail ; ils vont assez vite et nous ne les payons pas cher : un franc par jour et la nourriture qui se compose exclusivement de pain.
Sous peu nous commencerons à faucher nos foins et j'essayerai de faire fonctionner la faucheuse.
Medjez-Amar, 12 juin 1864
Ici il ne peut pas être question de Heimlichkeit[12] ; on est toujours sur le qui-vive : tantôt ce sont des kabyles à contenter lorsqu'ils trouvent que Mr. Touzet[13], le stagiaire, leur mesure trop piètrement le pain ; tantôt les européens réclament le vin qu'on a oublié de leur donner ; puis la cuisinière, une vieille parisienne, vient me dire qu'il n'y a rien à manger ; ou bien le maçon veut être payé, un cheval est malade et, avec tout cela, personne pour vous soutenir le moral.
Voilà encore près d'une heure que je viens de perdre à discuter avec des arabes les prix de la moisson ; ils veulent 25 francs par hectare, je n'en veux donner que 20 ; je ne sais trop si nous nous entendrons ; on est un peu à la merci de ces gens et je ne donnerai je ne sais quoi pour avoir battu et mis en magasin ou, mieux encore, vendu car les chances pour la vente s'annoncent assez mal : la récolte se présente bien dans tout le pays et l'exportation sera sans doute faible.
Notre coton continue à bien pousser et on le trouve fort beau ; je souhaite beaucoup qu'il réussisse car nous aurions bien besoin de faire un peu d'argent. Il y a si longtemps qu'on en a toujours dépensé ; je suis quelquefois bien découragé quand je vois toutes les difficultés dont est hérissée cette affaire.
Medjez-Amar, 21 juin 1864
Jeudi dernier j'ai été vice-parrain de la fillette de Mr. Hirt, qui s'appelle Augusta[14] et ne pleure presque jamais. La marraine était la dame d'un employé aux Ponts et Chaussées, fille du concierge du temple qui est un bon paysan du Palatinat.
C'est Mr. Hummel, pasteur à Bône, qui a baptisé la petite fille ; puis il y eût un dîner après lequel nous avons longtemps causé du temps als wir noch Kinder waren[15].
Comme il était tard je couchai là et repartis après avoir porté ma petite filleule en attendant que sa mère lui donne à boire ; j'ai vu de nouveau que je suis fait pour être père de famille car je m'acquittai à merveille de ma besogne.
Medjez-Amar, 16 juillet 1864
Nous avons eu le feu ici la semaine passée, et nous n'avons pas été les seuls éprouvés ; il y a eu plusieurs incendies aux environs de Guelma. Cela n'est pas étonnant ; les fumeurs très-nombreux sont généralement d'une imprudence désespérante et, par les chaleurs (41 à 54° au soleil) que nous avons eues, une étincelle suffit pour embraser des étendues immenses.
Nos pertes ne sont pas excessivement grandes, cependant nous n'aurons pas un seul raisin ; ils sont tout desséchés. Le coton qui commence à fleurir a beaucoup souffert. Quant à la cause de l'incendie, elle est toujours inconnue : le feu est parti du bord de la route à un moment où tous nos ouvriers faisaient la sieste ; ce doit être quelque passant fumeur car on ne peut guère supposer que c'est malveillance : les arabes ont encore trop de grain dehors. Il y a de ces malheureux, nos voisins, qui ont perdu tout leur blé et leurs gourbis.
Enfin, j'espère que cette année ayant été très-mauvaise sous tous les rapports, celles qui suivront seront d'autant meilleures.
Medjez-Amar, 20 août 1864
Dans un endroit comme ce Medjez-Amar, il faudrait savoir tous les métiers : être médecin, vétérinaire, charron, forgeron, fabricant d'huile, marchand de blé et que sais-je encore ? Mon commis a la fièvre, la cuisinière et d'autres aussi, c'était un véritable hôpital ; je voulais combattre la fièvre comme je le fais pour mes accès, mais je ne réussissais pas ; elle revenait toujours quand je ne m'y attendais pas. Enfin j'ai envoyé le berger à l'hôpital et Mr Touzet est allé consulter le médecin à Guelma.
Je ne tiens certes pas à ce que le temps aille plus vite, mais je serai bien content une fois que j'aurai le mois de septembre derrière moi. La semaine dernière, nous avions une température très-agréable ; mais hier et aujourd'hui, il y a de nouveau du sirocco et 35° au nord et à l'ombre ; il y a quelques jours il n'y en avait que 15 le matin et 25 dans la journée, aussi ces grandes variations fatiguent-elles beaucoup.
Je voudrais bien que vous puissiez voir mon coton ! Il est chargé de capsules et si la sécheresse continue j'en aurai à ramasser vers la fin du mois ou au moins dans la première semaine de septembre. On est en train de le pincer, c'est-à-dire d'enlever la partie supérieure de la tige, qui monte droit en l'air, afin de hâter la maturité et de forcer les pieds à faire des branches latérales. L'effet se voit déjà sur les pieds pincés les premiers.
C'est une très-jolie fleur, jaune très-clair ou presque blanche lorsqu'elle s'ouvre, ce qui a lieu vers 9 ou 10 heures ; le soir elle se ferme et tourne au rose et le lendemain elle est violacée. Il y a quelques pieds de longue soie parmi mes courtes soies ; ils sont beaucoup plus en retard, bien peu ont déjà des capsules ; ce n'est pas une plante à cultiver ici, quoique le longue soie se paie presque le double.
Il a passé ici ce matin une colonne de 1 700 hommes venant de Souk-Ahras où l'insurrection est finie ; ils vont à Constantine et de là à la Kabylie qui, à ce qui paraît, s'est soulevée. C'est déplorable, ces guerres, et on frémit lorsqu'on entend raconter les souffrances de nos soldats en campagne et la manière dont on traite les tribus révoltées ; on leur brûle récoltes, gourbis, tout, on leur enlève le bétail, les chevaux et les mulets. C'est malheureusement le seul moyen d'atteindre un ennemi comme les arabes qui disparaissent devant la colonne pour reparaître sitôt qu'on a tourné le dos.
Depuis trois mois ces hommes sont constamment en marche le long de la frontière de Tunis, aussi sont-ils brûlés, pis que des arabes. Quel affreux métier que celui de soldat ! Leur étape d'aujourd'hui est d’une trentaine de kilomètres, et il fait une chaleur de près de 40°, et 15 kilomètres de montée, vous pouvez penser ce qu'ils doivent souffrir.
Le 15 août j'ai été à Guelma mais je n'ai rien vu de la fête ; j'ai déjeuné chez les Hirt, puis à deux heures il y a eu service divin ; nous étions trois au temple : une femme, son gamin et moi. C'est vraiment malheureux, une pareille commune, et je comprends que le pasteur ait quelquefois le cœur bien gros.
Quant à nous, à la ferme, nous n'avons pas sorti de drapeau, il aurait d'abord fallu en avoir un, et puis à quoi bon ? Pour faire peur aux hirondelles ? Nos lampions ne sont pas non plus éteints, par la bonne raison que je n'en ai pas fait allumer, et cependant nous avons une belle façade : 21 croisées, c'eût été splendide, mais cela aurait mis en révolution les chacals du voisinage, peut-être même les arabes auraient-ils cru que le feu est à la maison, et seraient-ils accourus pour l'éteindre.
J'ai reçu une lettre du pasteur de Douera[16] qui m'offrait la place de directeur de l'orphelinat de Dely-Ibrahim ; je suis bien aise d'avoir une bonne place et par conséquent une bonne raison pour ne pas accepter, car je ne suis nullement fait pour être pédagogue, et je crois que la tâche pédagogique la plus difficile doit être de mener à bonne fin un pareil établissement. Il paraît que dans les dernières années cela allait fort mal ; je crois qu'il faudrait un homme supérieur, surtout en Algérie où l'on a à lutter contre tant de difficultés.
Medjez-Amar, 18 sept. 1864
Quelle misère, on n'a pas un moment à soi ; voici les individus qui ont ramassé du coton qui arrivent, il faudra le peser, l'inscrire, le faire monter au magasin, cela n'en finit plus et c'est un travail qu'il faut faire même le dimanche ; si l'on avait beaucoup de monde on pourrait remédier à cela en bien ramassant tout le samedi, mais j'ai de la main d'œuvre juste au jour le jour. Ces arabes tantôt travaillent, tantôt ne font rien et pourtant ils sont à tâche.
J'ai déjà près de 6 quintaux de coton de ramassé ; je comptais sur 50 quintaux, mais je ne les aurai pas, les pucerons ont fait trop de tort. Il est temps que Mr. Touzet, qui prend des bains de mer à Bône, revienne, car je suis parfois bien ennuyé et mis en réquisition de trente-six côtés à la fois.
Ce qui me fâche le plus, c'est que les arabes ne sont jamais contents du poids du coton ; ils voudraient toujours en avoir ramassé plus et pourtant je pèse bien équitablement ; aujourd'hui encore une femme prétendait que son sac avait pesé 22 kilos et pourtant il n'y en avait que 16. Il y a malheureusement des colons qui ne se font aucun scrupule de les tromper quand ils le peuvent, mais ils devraient me connaître. Je vendrai le coton à des négociants du pays qui ont des machines à égrener ; si nous en avions une, nous aurions pu vendre le coton en France ou ailleurs.
Medjez-Amar, 21 sept. 1864
Medjez-Amar a été bien éprouvé cette année-ci sous le rapport des maladies. J'ai encore en ce moment un arabe qui va sans doute mourir ; c'est peut-être de sa faute car au lieu d'aller chez le médecin ou à l'hôpital il a consulté quelque marabout qui lui a écrit et cependant il n'y a pas longtemps il a perdu sa dernière enfant malgré l'écrit d'un marabout qui mourut lui-même quelque temps après à la grande satisfaction de mon pauvre Mohammet.
C'est ainsi que sont ces pauvres gens ; ils disent : « celui-là était en effet un menteur, mais celui chez lequel nous allons maintenant est un saint homme, Dieu lui a donné de guérir », et ils persistent dans leur fatale erreur.
J'ai été il y a une dizaine de jours voir des tombeaux celtiques[17] qui se trouvent à quatre heures environ d'ici ; il y a un grand coteau qui en est couvert. Ce sont quatre pierres sur champ, surmontées d'une grande pierre à plat ; cela m'a beaucoup intéressé car je n'en avais jamais vu. Il y a aussi une grande caverne sous terre mais je n'ai pu la visiter bien loin, n'ayant pas de bougies ; il paraît qu'il s'y trouve également des grottes creusées dans le rocher et qui devaient servir d'habitation. C'est très-curieux de trouver de ces monuments en Algérie et les savants sont je crois encore à se demander comment ils se trouvent là.
Medjez-Amar, 15 oct. 1864
J'ai dû aller à Bône dernièrement pour des terres que Mr. Montariol voulait acheter près de Medjez-Amar. J'arrivai mercredi matin ; la vente devait se faire le même jour à une heure ; la fièvre me prit à dix heures et ne me quitta qu'à quatre ; j'allai tout de même à la vente, mais je n'achetai rien.
Le soir Mr. Hirt qui était à Bône vint me souhaiter le bonjour un moment avant de partir. Les autres jours je visitai quelques fermes des environs et je flânai pour me remettre de la fièvre qui, Dieu merci, n'est plus revenue.
Je visitai d'abord Mr. Dubourg, pour voir ses égreneuses à coton ; malheureusement elles ne marchaient pas ce jour-là parce que le coton était humide et que ses machines ne valent, je crois, pas cher. Ce monsieur a commencé par presque rien et il s'est enrichi principalement par des fournitures aux troupes.
Un autre propriétaire que j'ai visité cultive surtout de la vigne ; il a un assez joli vignoble et une belle installation pour sa fabrication de vin ; mais sa maison est sombre et noire, et ne m'a pas plu du tout. Chez un de ses voisins, c'est absolument la même chose ; ils vendent pas mal de raisin à Bône, 8 ou 10 sous le kilo ; il y a un raisin gris magnifique.
Je suis ensuite allé voir la ferme de deux anglais qui spéculent uniquement sur le gros bétail. On suit pendant près de deux heures les dunes ; la mer était mauvaise, cela m'a fait plaisir d'entendre ce bruit des vagues. J'arrivai enfin à un cottage tout blanc, perché au sommet d'une dune et je fus très-bien reçu par l'un de ces messieurs ; son frère est en Angleterre pour le moment. Cette maison proprette fait plaisir à voir. Mr. Vincent m'invita à coucher mais j'avais promis de dîner avec des officiers d'artillerie que j'avais vus à Medjez-Amar.
Le dimanche il y eut une exposition agricole très-peu remarquable sous tous les rapports.
Medjez-Amar, 27 janv. 1865
Vous parlez de cyclamen dans votre lettre ; ici ils poussent à l'état sauvage dans les ravins, mais ils ont défleuri il y a longtemps ; en ce moment il y a de fort belles orchidées, encore quelques iris bleus et des pâquerettes dans les endroits abrités. Les asphodèles commencent à fleurir, bientôt paraîtront aussi les Allermannsharnisch[18] et toutes les autres fleurs printanières.
Il est de fait que nous avions ces jours passés une température vraiment estivale, jusqu'à 21° à l'ombre et au nord ; c'était trop beau, aussi pleut-il aujourd'hui et toutes les plantes ont l'air de s'en réjouir. J'ai des laitues magnifiques au jardin et des épinards qui certes auraient monté en fleurs si la température n'avait pas un peu baissé.
Medjez-Amar, 23 avril 1865
J'aime beaucoup observer les oiseaux, j'ai quelques mésanges qui ont niché dans des trous du mur de la ferme et elles viennent voltiger devant les fenêtres et ramasser par terre toutes sortes d'insectes. C'est certes un des oiseaux les plus utiles.
Le jardin est rempli de rossignols qui chantent avec un entrain remarquable ; en général il y a passablement d'oiseaux qui se font entendre actuellement. J'ai toujours bien mieux aimé les voir sautiller, voltiger et courir dehors qu'en cage, ou que de les tuer ; c'est si joli de voir courir dans l'herbe des perdrix ou des alouettes. Il y a des coucous en très-grande quantité et passablement de cailles ; les tourterelles commencent aussi à venir et tous les soirs les petits hiboux font entendre leur piaulement plaintif, tandis que la grande chouette à perles vous effraie par son cri bizarre.
Alger, 18 août 1865
Après une très-belle traversée, j'arrivai ici le dimanche 12 ct.[19] vers 4 ½ heures. Je suis venu pour voir le baron de Mertens[20] auquel Mr. Bella m'avait adressé lors de la rupture de mon engagement avec Mr. Montariol. Cette rupture vient de ce que je n'ai pas obtenu de résultat favorable jusqu'à présent ; de ce que je coûte trop cher au patron et de ce que je ne lui fasse pas espérer de meilleurs résultats pour l'avenir ; or ma conviction est que l'on ne fera jamais rien à Medjez-Amar qui présente une foule de désavantages.
Mr Bella m'avait écrit que Mr. de Mertens est l'un des colons les plus riches et les plus sérieux de l'Algérie ; lui-même m'a dit que sa ferme rapporte de 22 à 25 mille francs. Le lendemain de mon arrivée à Alger je parcourus la ville qui est magnifiquement située ; il y a beaucoup de mouvement, mais dire que c'est un petit Paris c'est trop la flatter. Le quinze août il y eût fête ; je passai la journée à voir la revue, le matin ; après midi je fus avec le baron de Mertens et le soir il y eut un splendide feu d'artifice. Le 16 je visitai le jardin d'essai qui est fort beau ; il y a une quantité de beaux arbres, et des autruches élevées par Mr. Hardy[21].
Hier j'allai chez le baron, en chemin de fer, jusqu'à une station dite du Gué de Constantine ; de là en voiture au village de l'Arba où un cheval du baron m'attendait.
Je visitai la ferme qui est assez-bien entendue, et très-vaste ; possédant un matériel très-considérable, de l'eau pour irriguer et une noria donnant de l'eau très-fraîche. Les terres sont bonnes, le pays fort joli, mais ne me paraissant pas aussi sain que Mr. de Mertens veut bien le dire.
Quand il s'agit de nous entendre pour notre affaire, cela ne put pas se faire, le baron voulant avoir un régisseur chimiste. La position est du reste très-dépendante.
Medjez-Amar, 3 sept. 1865
Me voici de retour dans mon bienheureux Medj.A. Je n'y ai guère trouvé de changement, si ce n'est que mon seul et unique domestique était allé à l'hôpital où il est encore, malade de la fièvre. Charles Matte, qui a surveillé la ferme pendant mon absence, l'a remplacé par un autre garçon qui porte des lunettes et qui est un bavard pire que mon ex-cuisinière Marie.
Nous avons eu des siroccos très-violents qui ont grillé tous nos raisins ; pas moyen de faire du vin. Mon voyage d'Alger à Philippeville a été très-bien ; seulement il fit une chaleur excessive, de sorte que j'ai été fort mal à mon aise toute la deuxième journée.
Je me reposai un jour à Philippeville et puis j'allai à El-Kantour où je passai la nuit sur une table ; le lendemain matin je me rendis de bonne heure à M'Chaïda où je restai deux jours par d'affreux siroccos et des incendies par tout le pays. Il y en a eu de considérables aux environs de Guelma et de Medjez-Amar, qui cependant a été épargné. Il fait heureusement plus frais depuis quelques jours.
[1] Exposition générale des Produits de l’Agriculture et des diverses industries agricoles de Constantine. Distribution solennelle des Prix le dimanche 27 septembre 1863, Constantine, Veuve Guende éd., 1863.
[2] En référence à Ammar Benzagouta, commandant des troupes du bey lors de l’expédition de Constantine (1837).
[3] Alphonse Goubert. Voir Annexe II.
[4] Le pont s’est effondré au début de 1870. Note de l’auteur.
[5] On peut ici sans nul doute évoquer la « nostalgie », cette émotion qui pouvait être mortelle, désignée aussi comme le « mal du pays ». La nostalgie touchait principalement les soldats, les colons, les travailleurs migrants, etc., tous ceux qui s’expatriaient à mesure que le monde s’élargissait au XIXe siècle. (Thomas Dodman, Nostalgie. Histoire d’une émotion mortelle, Paris, Seuil, 2022).
[6] « Les brigands », pièce de Friedrich Schiller (1759-1805), une des œuvres emblématiques du mouvement littéraire allemand Sturm und Drang, qui s’inscrit dans une tradition historiographie influencée par le nationalisme allemand.
[7] Frère de sa femme Eugénie Alexandrine Camus.
[8] Centre de colonisation fondé en 1848, lors du début de la colonisation officielle. Situé à 5kms de Guelma.
[9] Arthur Wyatt-Edgell (1837 - 1911) : ayant fait ses études à Eton (1849) puis au Trinity College de Cambridge, il entra dans l'armée (1860), rejoignant les Hussards du Prince de Galles où il fut promu au grade de lieutenant-colonel. Il fut également membre de la Société de Géologie et publia à ce titre un article sur les lamellibranches et les mollusques. Il vécut à Exeter où il officia comme juge de paix pour le Devon.
[10] Théodore Fritz père est décédé à Strasbourg, le 27 mars 1864 (voir notice, Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace, en ligne).
[11] Durant la seconde moitié du XIXe siècle, des établissements thermaux voient le jour dans la partie nord de l’Algérie. En 1875, on recense environ 175 sources sur l’ensemble du territoire. Certaines d’entre elles bénéficient d’aménagements plus conséquents qui témoignent de la fréquentation par un public européen. C’est le cas du Hammam Messkoutine à partir de 1843, qui voit se développer la fréquentation thermale européenne mais aussi le thermalisme militaire avec la création d’un hôpital militaire. Les autochtones sont également des visiteurs assidus des bains mais tous les lieux sont séparés entre Algériens et Européens, pour le logement mais aussi dans les espaces thermaux. (Sami Boufassa, « Architecture des établissements thermaux en Algérie durant le XIXe siècle », Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, 2018, n° 11, en ligne ; Colette Zytnicki et Habib Kazdagili (dir.), Le tourisme dans l’empire français. Politiques, pratiques et imaginaires (xix e-xxe siècles). Paris, SFHOM, 2009).
[12] Intimité.
[13] Louis Touzet, élève non diplômé de Grignon. Stagiaire. Voir Annexe II.
[14] Nous n’avons pas accès au registre de baptême, seulement l’acte civil de déclaration de naissance. ANOM, Registre des naissances, Guelma, 1864, vue 16, n° 50. Augusta Hirt, née le 13 juin 1864 à Guelma, fille de Charles Guillaume Hirt, pasteur protestant, âgé de 25 ans ; et de Augusta Schimper, son épouse, âgée de 23 ans : tous deux domiciliés à Guelma, marié à Kaiserslautern (Bavière Rhénane), le 25 juillet 1863. Déclaration signée par Charles Guillaume Hirt, père de l’enfant ; Philippe Messerschmitt, gardien du temple protestant, âgé de 58 ans ; Eugène Berthereau, propriétaire, âgé de 42 ans ; tous deux domiciliés à Guelma.
[15] « Où nous étions encore enfants ».
[16] Le pasteur Liebich s’est beaucoup occupé de l’orphelinat de Dély Ibrahim. (Fabiola Chavanat, L’orphelinat de Dely Ibrahim dans la seconde moitié du XIXe siècle, Mastères 1 et 2, sous la direction d’Isabelle Robin et Corinne Gomez, CRM, Sorbonne université, 2022-2024).
[17] Il s’agit vraisemblablement de la nécropole mégalithique de Roknia, ensemble de plus de 3000 dolmens.
[18] Glaïeuls.
[19] « courant ».
[20] Édouard de Mertens (1813-1867), armateur, négociant, propriétaire d’une importante ferme près d’Alger. Voir Annexe II.
[21] Louis Auguste Hardy (1818-1882). Jardinier, Directeur du Jardin d’essai à Alger, poste qu’il occupe de 1842 à 1868. Voir Annexe II.