La colonisation

La colonisation représente à elle seule une large part des sources disponibles aux ANOM principalement. Elle concerne aussi essentiellement le XIXe siècle, et les multiples entreprises de mise en valeur des terres, plus ou moins couronnées de succès.

La sous-série 6L du GGA regroupe un nombre considérable de projets de colonisation, parmi lesquels on peut relever ceux de colonisation par des militaires, d’anciens soldats de la Légion étrangère, des orphelins, des enfants trouvés, des condamnés politiques ou de droit commun, des forçats libérés, des prisonniers, des ouvriers « inoccupés », des Israélites, des étrangers (Noirs du Fezzan ou Chinois), des compagnies financières. Ces projets qui s’échelonnent tout au long du XIXe siècle attestent de l’engouement en France pour cette nouvelle terre de colonisation, qui apparaît alors comme un Eldorado. L’essentiel de ces projets ne verra évidemment jamais le jour. Ils témoignent toutefois de l’idée que l’Algérie est une terre vierge sur laquelle pourra se développer une civilisation modèle destinée à régénérer le pays tout entier, au prix d’une « colonisation vertueuse »Jennifer Sessions, « Les colons avant la IIIe République : peupler et mettre en valeur l’Algérie » dans Abderrahmane Bouchène et al.  (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2014, p. 64‑69. Jennifer Sessions, « Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet, ou les origines de l´émigration assistée vers l´Algérie », Revue d’histoire du XIXe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 2010, no 41, p. 63‑80. Jeanne Moisand, « Que faire d’exilés indésirables ? Les cantonalistes espagnols en Algérie française (1874) », Diasporas. Circulations, migrations, histoire, 2019, no 33, p. 159‑172..

Les différentes séries faisant le « tri » entre immigration et colonisation, montrent bien les différences d’appréciation de ces vagues de migrants au regard de l’administration française. Une césure qui se confirme avec les listes des titres de propriétés et de concessions en termes d’origine des bénéficiaires. Elles reflètent aussi les évolutions de la colonisation qui devient une colonisation durable de plus en plus encadrée par l’État au cours du siècle.

En raison des conditions de transport ou des délais dans la transmission du courrier, partir en Algérie constitue pour ces migrants du XIXe siècle et même du début du XXe, une importante rupture temporelle et physique. Les motivations de départ sont évidemment multiples et complexesHubert Bonin (dir.), Partir dans les Outre-mers : de l’empire colonial à nos jours XIXe-XXIe siècle, Paris, Les Indes savantes, 2020.. Reconstituer les parcours de ceux qui partent, invite à réfléchir sur les mentalités, les motivations, les modes de départ et d’arrivée, les formes d’implantation, les carrières, les élites coloniales, les fonctionnaires coloniaux, les colons…. Sans oublier de prendre en compte ceux qui viennent par contrainteDelphine Diaz, Antonin Durand et Romy Sánchez, « Introduction. L’exil intime. Familles, couples et enfants à l’épreuve de la migration contrainte au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle., 2020, n° 61, no 2, p. 8‑26. ou par obligation professionnelle (les condamnés, les soldats, les déportés politiques, etc.).

Les sources disponibles permettent également d’étudier en profondeur la diversité des formes de migrations et à les replacer dans les différents contextes sociaux, économiques, politiques, qui les entourent et les déterminent pour une large part  : réseaux de migrants, pratiques et réseaux familiaux, conjonctures économiques et sociales, conjonctures politiques, choix individuels ou collectifsLionel Kesztenbaum et Michel Oris, « Les migrations, entre choix individuels et influences collectives », Annales de Démographie Historique, 2012, n° 124, no 2, p. 5‑13..

Dans les premières années qui suivent la conquête du pays, trois types de colonisation se mettent en place. Une colonisation libre, une colonisation militaire et une colonisation forcée.

Dès les années 1830, des colons civils français s’installent, suivant les avancées militaires, sur la terre algérienne. Dans le même temps, des colons civils non-Français viennent s’installer en Algérie, il s’agit pour l’essentiel d’une immigration de la misère que la métropole laisse s’établir même si elle encourage dans le même temps une immigration en provenance de France vers une terre algérienne qui doit être avant tout une colonie de peuplement. Longtemps les Français en Algérie sont moins nombreux que les migrants venus d’Espagne, d’Italie, de Malte ou d’autres pays européens. Des migrants qui souvent fréquentaient les côtes algériennes avant la conquête française, et qui continuent ensuite cette mobilité de proximité en s’installant principalement dans les ports : dans l’Est algérien pour les Italiens et les Maltais, dans l’Ouest du territoire pour les Espagnols, Alger connaissant une population de migrants plus diversifiée. Au-delà de l’arrivée de ces migrations méditerranéennes, d’autres populations, venues du Nord du continent, prennent part au peuplement européen de l’Algérie. La colonisation par les Allemands ou Suisses est par exemple favorisée et encadrée par les autorités françaises, comme le montrent de nombreux cartons consacrés à l’émigration germanique ou encore l’existence de compagnies de colonisation helvétiques (sous-série 3L du GGA). Dans un siècle toujours prêt à hiérarchiser "races" et peuples, cette colonisation de "nordiques" est jugée bien plus favorablement, du fait de ses supposées habitudes d’ordre et de travail, que celle des migrants de l’Europe du Sud.

Parmi les Français, les militaires et tous les personnels d’encadrement de l’Empire s’installent précocement en Algérie. La colonisation militaire, qui doit garantir à la fois la sécurité et la mise en valeur des terres reste décevante, en dépit des encouragements du maréchal Bugeaud dès 1840. Pour autant, la présence militaire et le rôle de l’armée jouent un rôle considérable dans l’histoire de l’Algérie coloniale depuis la conquête jusqu’à l’indépendanceJacques Frémeaux, « Constantes militaires dans l’Algérie coloniale » dans Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, Lyon. ENS, LSH, 2007. http://colloque-algerie.enslsh.fr/communication.php3?id_article=236  ; Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Paris, Economica, 2002.. Et la présence des miliaires en Algérie est aussi partie prenante de cette colonisation européenne bien au-delà de la période de la conquêteRaphaëlle Branche, « De nouveaux colons ? L’installation des militaires français démobilisés en Algérie (1956-1962) » dans Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, Lyon. ENS, LSH, 2007. http://colloque-algerie.ens-lsh.fr/communication.php3?id_article=251.

A côté de ces migrations françaises ou européennes destinées à la colonisation agricole, certaines encouragées et soutenues par l’État français, s’organise une colonisation imposée. Ces colons forcés sont pour l’essentiel des prisonniers ou exilés politiquesSylvie Aprile, Le Siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010., notamment des insurgés de juin 1848Voir la Base de données établie par Jean-Claude Farcy sur les Inculpés de l’insurrection de juin 1848, transportés en Algérie : http://inculpes-juin-1848.fr/index.php?page=detentions/transportes_algerie ; Yvette Katan, « Les colons de 1848, des proscrits ? Un mythe tenace et récurrent » dans Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, Lyon. ENS, LSH, 2007. Yvette Katan, « Le voyage “organisé” d’émigrants parisiens vers l’Algérie 1848-1849 » dans Nicole Fouché (dir.), L’émigration française : Études de cas : Algérie, Canada, Etats-Unis, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, p. 17‑47. ou des « transportés de 1852Jean-Claude Farcy, op. cit, pour les Personnes transportées en Algérie, à la suite du coup d’état de décembre 1851 : http://poursuivis-decembre-1851.fr/index.php?page=transportes/Algerie », mais aussi des éléments de droits communs, pour qui la terre algérienne est avant tout une terre de relégation. C’est aussi en Algérie qu’on installe les nombreuses structures disciplinaires et pénitentiaires de l’armée française, appelées « Corps spéciaux » par les militairesDominique Kalifa, Biribi : les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009.. On retrouve ces indésirables dans les séries militaires (GR 13J au SHD pour les détenus des prisons militaires), dans les archives de la Direction pénitentiaire de l’Algérie à Fontainebleau, ou encore au travers de nombreux registres d’écrou des archives des préfectures). Parmi eux, les réfugiés politiques étrangers qui se trouvent en France, sous la monarchie de Juillet, sont régulièrement proposés pour être installés en Algérie. Devant l’impossibilité de les contraindre, ils sont largement incités à partir en Algérie et l’État leur concède des passages gratuits et quelques subsides pour l’installationDelphine Diaz, « Indésirables en métropole, utiles en Algérie ? Les réfugiés politiques étrangers et la colonisation (1830-1852) », Revue d’histoire du XIXe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 2015, no 51, p. 187‑204..

Parmi ces « indésirables », il convient toutefois de faire le tri entre le transporté ou forçat qui est condamné par les tribunaux aux travaux forcés ; le déporté qui est, au sens strict, à partir de 1871 et la proscription de la Commune, un condamné politique qui n’est pas soumis au travail forcé ; et enfin le relégué, qui, à partir de 1885, est défini comme petit délinquant, multirécidiviste, réputé asocial et  dont l’éloignement en Algérie est en principe perpétuel.

Malgré tout, ces expériences précoces « de peuplement » sont partiellement des échecs, et l’Algérie ne compte vers 1847 qu’une cinquantaine de villages de colonisation peuplés d’environ 20 000 personnes, sur une population européenne estimée seulement à quelques 110 000 individus.

Les premiers colons sont souvent des hommes jeunes. L’exception notable concerne la migration espagnole où, au cours des premières décennies, les femmes sont majoritaires, notamment dans l’OranaisG. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit., p. 61.. Mais ces paysans pauvres, ouvriers sans qualification ou artisans urbainsMichael J. Hefferman, « The Parisian Poor and the Colonization of Algeria during the Second Republic », French History, 1989, vol. 3, no 4, p. 377‑403. sont considérés comme inadaptés à la vie agricole et à la mise en valeur des terres. Ainsi, en 1846, seuls environ 15% de ces européens vivent de l’agricultureJ. Sessions, « Les colons avant la IIIe République : peupler et mettre en valeur l’Algérie », art cit., p. 66..

Aussi, la République décrète-t-elle, le 19 septembre 1848, l’ouverture d’une colonisation officielle. Un crédit de 50 millions de francs est octroyé au ministère de la Guerre, au titre des exercices 1848-1850, pour établir 42 colonies agricoles en Algérie.

Les colonies créées par la loi du 19 septembre sont les suivantes : 1) dans le département d’Alger : El Afroun, Bou-Roumi, Marengo, Zurich, Novi, Castiglione, Tesschoun, Lodi, Damiette, Montenotte, Ponteba, La Ferme ; 2) dans le département d’Oran : Aboukir, Rivoli, Aïn Nouissy, Tounin, Karouba, Aîn-Tedeles, Souk-el-Mitou, Saint-Leu, Damesne, Arzew, Mouley-Magoun, Kléber, Mefessour, Saint-Cloud, Fleurus, Assi-Ammeur, Assi-ben-Fereah, Saint-Louis, Assi-ben-Okba, Assi-bou-Nif, Mangin ; 3) dans le département de Constantine : Jemmapes, Gastonville, Robertville, Heliopolis, Guelma, Millesimo, Petit, Mondovi, Barral. Le nom de certaines communes reflétant les origines géographiques des migrants déjà installés. On notera avec intérêt aussi le nom de batailles révolutionnaires.

Ce projet ambitieux espère placer plus de 13 000 colons volontairesG. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit., p. 50., installés aux frais de l’État. Il prévoit que les colons reçoivent une maison, des instruments, du bétail, des semences, des rations journalières de vivres, pendant trois années, durant lesquelles ils sont soumis à l’autorité militaire. Au-delà de ce soutien matériel, les autorités françaises, sans doute conscientes de la rudesse des conditions de vie et de l’insalubrité, programment un encadrement sanitaire et médical important de ces villages de colonisationClaire Fredj, « Les médecins de l’armée et les soins aux colons en Algérie (1848-1851) », Annales de Démographie Historique, 2007, n° 113, no 1, p. 127‑154.. L’importance des archives de santé (du Service de Santé des armées du Val de Grace ou de la série U du GGA) témoignent autant du souci constant porté à la question sanitaire pour la réussite de la colonisation que des conditions souvent déplorables dans lesquelles elle se déroule.

Mais, surtout, et parallèlement à l’augmentation du nombre de concessionnaires dans les centres ou villages de colonisation, d’autres villages se créent de façon plus spontanée, favorisant la petite propriété rurale. Le maréchal Randon, Gouverneur général de l’Algérie de 1852 à 1858, a largement soutenu ce type de développement et on estime que son action a permis d’installer 15 000 colons et d’ériger près de 80 villagesG. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit., p. 53.. Il est aussi à l’origine de projets départementaux favorisant l’installation de villages de colons originaires de la même région française, ou de colons étrangers venant du même pays. Cette tentative n’obtient pas néanmoins un succès complet. Une attention particulière doit être portée ici au cas des Alsaciens-Lorrains, dont on retrouve trace dans les archives tous fonds confondus. En ce qui les concerne, si leur présence en Algérie est bien antérieure à l’annexion allemandeFabienne Fischer, « Les Alsaciens et les Lorrains en Algérie avant 1871 », Outre-Mers. Revue d’histoire, 1997, vol. 84, no 317, p. 57‑70. Benoît Vaillot, « L’exil des Alsaciens-Lorrains. Option et famille dans les années 1870 », Revue d’histoire du XIXe siècle., 2020, n° 61, no 2, p. 103‑122. Marie-Josèphe Bopp, « Les Alsaciens et la culture du coton en Algérie pendant le Second Empire » dans Questions d’histoire algérienne. Actes du 79ème congrès national des sociétés savantes, Alger, Paris, CTHS, 1955, p. 75‑83., la migration postérieure à 1871 correspond à une seconde vague, cette fois-ci financée par les autorités françaises.

Bien au-delà de ces premiers villages de colonisation, tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, les archives aux ANOM, en particulier la sous-série F80 mais aussi la série L du GGA comme les archives préfectorales, contiennent des dossiers par villages qui sont riches d’enseignements et permettent de suivre les colons, à partir de leur installation. Il est ainsi possible d’étudier en détail l’histoire des premières générations de migrants et de reconstituer des trajectoires, individuelles comme collectives.

Certaines séries d’archives très longues (M des préfectures ou L du Gouvernement général de l’Algérie) consacrées à la colonisation offrent ainsi la possibilité de saisir ces éléments pour les Européens, qu’il s’agisse de l’état-civil, des parcours antérieurs à l’arrivée en Algérie, de la composition des familles, des ressources du demandeur, des titres de propriétés, etc. Ces dossiers décrivent le circuit de la candidature, dans le contexte d’exigences rigoureuses exigées par la politique de peuplement de la IIIe République. Ils montrent ce qu’est la préparation au départ. Les fiches de renseignements, les correspondances des pères de familles sont autant de sources permettant de saisir ces aspirants dans leur inscription géographique et sociale, mais aussi de comprendre leur projet, leurs perceptions à distance d’un espace inconnu. Les dossiers présentent aussi le détail des lots concédés et recèlent beaucoup de documents qui témoignent du peu de latitude laissée aux candidats comme de la bureaucratisation progressive dans le recrutement des colons.

A la fin du XIXe siècle, la multiplication de formulaires divers dans la procédure d’accès à la concession gratuite favorise la normalisation de la politique de recrutement. Elle s’accompagne d’un durcissement des conditions d’obtention des lots de terres qui tournent le dos aux migrants « indésirables », certes libres de se rendre en Algérie mais à leurs frais. Les archives de la colonisation de la préfecture de Constantine, par exemple, répertorient les dossiers des concessionnaires mais aussi de ceux dont les candidatures ont été rejetées (93/3M). Ces dossiers refusés devraient permettre de comprendre en creux, quel est le profil « idéal » du colon pour l’administration française. Les requêtes des candidats sont parfois pointilleuses et souvent bien documentées, en particulier grâce aux renseignements fournis par des relations privées déjà implantées en Algérie. L’étude des dossiers par villages dans ces archives permet de voir comment les initiatives personnelles, une fois sur place, contournent parfois les règles et redéfinissent les équilibres entre l’État et les migrants en nuançant l’asymétrie entre les deux, y compris après l’obtention de la terreChristine Mussard, « Partir “coloniser” l’Algérie dans les années 1890. Respect des règles, initiatives, affranchissement » dans Hubert Bonin (dir.), Partir dans les Outre-mers : de l’empire colonial à nos jours XIXe-XXIe siècle, Paris, Indes Savantes, 2020, p. 107‑122..

Enregistrer et comptabiliser la population. Établir le cadre juridique.

Les données des recensements en Algérie (1836, 1861, 1866, 1873, 1931, 1936, 1948, 1954) que l’on retrouve dans les fonds territoriaux comme ministériels, associées aux grandes publications statistiques, permettent de comptabiliser les trois populations – européenne, juive, indigène – ayant cohabité sur le sol algérien, ainsi que l’évolution des effectifsK. Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), op. cit. Kamel Kateb, « La gestion statistique des populations dans l’empire colonial français : Le cas de l’Algérie, 1830-1960 », Histoire & Mesure, 1998, vol. 13, no 1‑2, p. 77‑111..

Comme pour le cadre de classement des archives, les catégories utilisées pour les recensements témoignent d’une spécificité du territoire, même s’il n’existait pas de réglementation propre à l’Algérie pour la tenue des opérations de dénombrement. Ainsi, par exemple, les dénombrements de 1872 et 1876 ne furent opérés nominativement que pour la population des villes et des centres colonisés, le relevé étant fait numériquement pour la population en « bloc » (le personnel des établissements par exemple), et sommairement, c’est-à-dire par tentes ou par douars, pour les tribus des circonscriptions militaires.

À partir de 1886 et l’adoption en Algérie de divers principes comme les recensements à jour fixe, déjà appliqués en métropole (circulaire du 3 mai 1806), le dénombrement sommaire disparait. Les archives des recensements contiennent deux types de documents : les listes nominatives et les récapitulations. Les listes nominatives concernent les unités administratives qui peuvent être très diverses (commune entière, quartier, centre de colonisation, hameau, regroupement de fermes, douar, tribu, etc.). Sur la liste nominative proprement dite se trouvent les indications suivantes : noms des rues, numéros des ménages et des individus, noms de famille, prénoms, dates de naissance, lieux de naissance, nationalités, situations par rapport aux chefs de ménage, professions, indications de l’état de patron, ouvrier ou employé. Sur la page en vis-à-vis se trouve la « répartition statistique » qui indique : le sexe, le lieu de naissance (Algérie, France, colonie française, étranger, pays inconnu), l’âge (13 colonnes sont prévues), l’état civil (célibataire, marié, polygame, veuf, divorcé), la nationalité (13 colonnes sont prévues) avec une séparation de base entre les Européens et les indigènes. Les Européens se subdivisent en Français et étrangers. Dans la catégorie Français, on différencie les Français d’origine, les naturalisés par décret individuel, les naturalisés par la loi de 1889, les naturalisés par les décrets de 1870, les israélites nés en Algérie et les fils de naturalisés par le décret de 1870. Les « étrangers » se divisent en Espagnols, Italiens, Maltais et « autres ». Le lieu de naissance fait ainsi la part entre les Européens nés en France et ceux de la deuxième génération nés en Algérie par exemple. Une distinction est aussi opérée entre Français et étrangers. Pour les étrangers, les Espagnols, les Italiens et les Maltais sont identifiés précisément, soulignant l’importance de ces communautés nationales dans la population européenne. Les indigènes sont divisés en « sujets français » et étrangers, qui se subdivisent à leur tour en Marocains, Tunisiens et « autres ». Pour la catégorie « profession », il y a 15 colonnes : militaires, fonctionnaires ou employés de l’État, des départements et des communes (sauf les ouvriers), commis et employés, patrons de l’agriculture, propriétaires ruraux fermiers et métayers, ouvriers-journaliers-domestiques agricoles ou forestiers, patrons de l’industrie, patrons du commerce, professions libérales, employés ou ouvriers des industries et des commerces de l’alimentaire ; ouvriers des industries et commerces de vêtements, ouvriers du bâtiment ; autres ouvriers de l’industrie ou du commerce ; pêcheurs et marins ; domestiques ou attachés aux personnes ; sans profession (propriétaires urbains, rentiers, ménagères, enfants).

Enfin, à l’exemple de la métropole qui introduit sous la seconde République (1851) la catégorie « Nationalité », équivalente en pratique à la citoyenneté, la même catégorie entre dans les recensements algériens en 1886. Or, en Algérie, la nationalité française, hormis celles des Français d’origine, est avant tout perçue à travers les catégories de naturalisations, comme en témoignent les rubriques destinées aux naturalisés par décret individuel (dont ceux du sénatus-consulte de 1865), aux naturalisés par la loi de 1889, aux naturalisés par décret de 1870, aux israélites et aux fils de naturalisés par le décret de 1870. L’augmentation numérique de la catégorie de Français est pour une part le résultat de la loi de 1889, qui a permis la naturalisation des enfants d’étrangers nés dans les départements d’Algérie. La loi de 1889, selon les vœux des législateurs, a fabriqué massivement des Français en Algérie. Il s’agit clairement d’une volonté de souder l’Algérie à la métropole tout en contrebalançant le poids démographique des indigènes.

L’histoire sociale, dans le contexte de l’Algérie coloniale, amène ainsi à s’interroger sur la « fabrique des identités », y compris à l’intérieur d’une population qualifiée de « française » qui regroupe des situations très diversesMarie Muyl, Les Français d’Algérie: socio-histoire d’une identité, thèse en sciences politiques, Paris-1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 2009 (s.d. Pierre Birnbaum).. Une fabrique politique et administrative de la différence qui doit être analysée en regard des débats simultanés en métropoleH. Blais, C. Fredj et E. Saada, « Introduction », art cit. Emmanuelle Sibeud et Claire Fredj, « Introduction. Quels citoyens pour l’Empire ? », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2019, no 404‑405, p. 5‑17. Eric De Mari et Eric Savarese (dir.), La fabrique coloniale du citoyen : Algérie, Nouvelle-Calédonie, Paris, Khartala, 2019.. En séparant la nationalité de la citoyenneté, comme ailleurs dans l’EmpireFrederick Cooper, Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, Paris, Payot, 2014., l’État français a confiné les Algériens musulmans au statut de « sujet », les privant des droits politiques. En octroyant collectivement la citoyenneté aux juifs d’Algérie, la France a non seulement contribué à alimenter un antisémitisme déjà fort en Algérie mais aussi à diviser et à séparer les populations indigènes d’avant 1870Benjamin Stora, Les trois exils ; Juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006..

Enquêter sur les comportements démographiques 

Aujourd’hui, les caractéristiques démographiques essentielles des populations ayant cohabité sur le territoire algérien commencent à être prises en compte et des recherches récentes autour de évolutions des effectifs, de même que des tendances de la natalité, de la mortalité, de la morbidité, ou encore de la nuptialité, fournissent des informations désormais plus précises et scientifiquement fondéesG. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit.. K. Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), op. cit.. Guy Brunet et Kamel Kateb, « Les Espagnols dans la région d’Oran au milieu du XIXe siècle. Mariage, comportements matrimoniaux, liens familiaux et liens sociaux », Annales de Démographie Historique, 2018, n° 135, no 1, p. 81‑112. Laurent Heyberger, Les corps en colonie, faim, maladies, guerre et crises démographiques en Algérie au XIXe siècle : approche anthropométrique, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019.. Les données de l’état civil dit européen, accessibles en ligne, donnent une bonne vision des Européens et d’une partie de la population juive qui apparaît dans ces registres, soit dans les mêmes livres que les « Européens », soit dans des registres spécifiques, bien avant 1870.

Pour autant, nous savons encore trop peu de choses concernant la manière dont les « Européens » de diverses origines migratoires, de même que les premières générations nées sur place, ont cohabité et se sont, dans une certaine mesure, agrégées les unes aux autres. Quelles ont été les relations entre ces groupes de migrants ? En particulier, comment les unions se sont-elles formées (endogamie nationale, endogamie locale, exogamie)G. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit.?

Au-delà des actes civils et religieux d’état civil, l’analyse du contenu des actes de mariage permet, selon des méthodes éprouvées, de mesurer le degré d’endogamie en fonction de la nationalité d’origine et de la profession des conjoints, compte-tenu de la proportion d’étrangers, variable selon les villes. Le fait que des descendants de migrants naissent sur le sol algérien complexifie l’analyse à partir des années 1860, de même que les procédures de naturalisation : origine et citoyenneté sont alors deux variables différentes. Il est alors possible de mener une analyse différentielle du choix du conjoint entre différentes catégories de population.

Par ailleurs, concernant l’adaptation pratique au contexte colonial, des études déjà menées laissent penser que les premiers migrants ont modifié leurs comportements face aux règles sociales et morales, par exemple avec une proportion élevée de naissances illégitimes, accompagnant probablement un concubinage bien plus répandu qu’en métropoleG. Brunet, « Naissance d’une population européenne. Migration et nuptialité dans l’Algérie coloniale à la fin du Second Empire », art cit ; Vincent Gourdon et Francois-Joseph Ruggiu, « Mariages, unions informelles, métissages : au cœur des sociétés coloniales », Annales de Démographie Historique, 2018, n° 135, no 1, p. 11‑20..

Préc. Suivant