Introduction

Est-il aujourd’hui possible d’écrire une histoire des populations « européennes » ayant vécu en Algérie en évitant les clivages passionnels, ancrés dans les affects nés du système colonial, les ruptures et les tragédies liées à la guerre d’indépendance ?

Jusqu’à récemment, au-delà des études générales portant sur l’Algérie*Nous remercions Michaël Gasperoni, Vincent Gourdon et Francois-Joseph Ruggiu pour leurs relectures attentives et pertinentes de la version préliminaire de ce texte. Nous tenons aussi à remercier les conservateurs et personnels des différents dépôts d’archives pour les présentations des séries qui nous ont été très utiles pour travailler sur ce guide et rédiger cette introduction., nous disposions essentiellement de travaux publiés à partir du milieu du XIXe siècle qui présentaient des statistiques agrégéesRené Ricoux, La démographie figurée de l’Algérie : étude statistique des populations européennes qui habitent l’Algérie, Paris, BNF, 1880 ; René Ricoux, Contribution à l’étude de l’acclimatement des Français en Algérie, Paris, G. Masson, 1874 ; Victor Demontès, L’Algérie économique, 6 volumes, Paris-Alger, 1922 ; Victor Demontès, Le peuple algérien : essais de démographie algérienne, Paris-Alger, 1906., la plupart du temps intégrées dans des développements sur la « fusion » des « races européennes » et le rejet des « indigènes », qu’ils soient musulmans ou juifs ; et d’études faites dans une perspective mémorielle par des « pieds-noirs » ou leurs descendantsYann Scioldo-Zurcher, « Existe-t-il une vision pied-noir de l’histoire franco-algérienne ? » dans Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, Lyon. ENS, LSH, 2007. http://colloque-algerie.ens-lsh.fr/communication.php3?id_article=213, qui constituent encore un volet majeur de cette historiographie.

Ce n’est que depuis peu que l’histoire de l’Algérie et des populations y ayant vécu se construit autour de nouvelles problématiques et dans un cadre académiqueFrédéric Abécassis et Gilbert Meynier, Pour une histoire franco-algérienne: En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, Paris, La Découverte, 2008 ; Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada, « Introduction : Un long moment colonial : pour une histoire de l’Algérie au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 2010, no 41, p. 7‑24 ; Abderrahmane Bouchène et al. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris, La Découverte, 2014. Éric Savarese (dir.), L’Algérie dépassionnée: au-delà des tumultes des mémoires, Paris, Syllepse, 2008.. Ces dernières années, de nouvelles études générales entendaient faire un état des lieux des connaissances acquises et des recherches récentes sur l’Algérie. Au sein de cette histoire en construction, les populations « européennes » établies sur le territoire algérien n’ont pourtant fait l’objet que de rares études universitaires approfondies. Au-delà d’études spécifiques sur certains groupes partageant une origine géographique communeJuan Bautista Vilar, Los españoles en la Argelia francesa (1830-1914), Madrid, SCIC, 1989 ; Hugo Vermeren, Les Italiens à Bône (1865-1940): migrations méditerranéennes et colonisation de peuplement en Algérie, Ecole française de Rome, Rome, 2017 ; David Prochaska, Making Algeria French: colonialism in Bône, 1870-1920, Cambridge [etc.] Paris, Cambridge University Press Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1990 ; Gérard Crespo et Jean-Jacques Jordi, L’immigration espagnole dans l’Algérois de 1830 à 1914, Versailles, L’Atlanthrope, 1991 ; Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie : Histoire d’une migration, Paris, Africa nostra, 1986., sur des minorités religieusesVoir par exemple Archives Juives. 2012/2 (vol. 45). Français, juifs et musulmans dans l’Algérie coloniale, Paris. Guy Brunet et Kamel Kateb, « Les familles israélites d’Algérie au XIXe siècle : de l’indigénat à l’assimilation » dans Michel Oris et Jean-Paul Sanderson (dir.), Familles en transformation : quand les modes de construction se réinventent, Paris, AIDELF éditions, 2018, p. 4‑22. Bernard Roussel, « Pasteur en Algérie (1960-1962), puis historien », Les Cahiers d’EMAM. Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, 2014, no 23, p. 19‑44. Zohra Ait Abdelmalek, Protestants en Algérie, Le protestantisme et son action missionnaire en Algérie aux XIXe et XXe siècles, Paris, Olivétan, 2004., ou sur la prise en compte du rapatriement de 1962Yann Scioldo-Zürcher, Devenir métropolitain. Politique d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole (1954-2005), EHESS, Paris, 2010. Jean-Jacques Jordi et Émile Temime, Marseille et le choc des décolonisations: les rapatriements 1954-1964 [actes du colloque, Marseille, 11 -13 mai 1995], Aix-en-Provence, Édisud, 1996. Anne Dulphy, L’Algérie des pieds-noirs. Entre l’Espagne et la France, Paris, Vendémiaire, 2013. et par la suite de sa mémoire, l’histoire des migrations multiples et variées en Algérie reste encore un vaste chantier à conduire.

Nombre de cartons d’archives invitent tout d’abord à replacer l’Algérie dans le cadre des grandes migrations du XIXe siècleAdam McKeown, « Les migrations internationales à l’ère de la mondialisation industrielle, 1840-1940 », Le Mouvement Social, 2012, n° 241, no 4, p. 31‑46. Gwénola Sébaux, Identités, migrations et mobilités transnationales, Europe (XIXe - XXIe siècle), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2017. Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires coloniaux, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2013. Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou, Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017. Jules Duval, De l’immigration des Indiens, des Chinois et des nègres en Algérie, Paris, Hennuyer, 1858. Jules Duval, Histoire de l’émigration européenne asiatique et africaine au XIXe siècle, Paris, Guillaumin, 1862. Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002. Ulbe Bosma, « European colonial soldiers in the nineteenth century: their role in white global migration and patterns of colonial settlement », Journal of Global History, 2009, vol. 4, p. 317‑336. Mimoun Aziza, « Colonisation et migration au Maghreb (1830-1962) : Les flux migratoires entre le Maroc et l’Algérie à l’époque coloniale » dans Frédéric Abécassis, Rita Aouad et Karima Dirèche (dir.), La bienvenue et l’adieu. Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle), Maroc, Centre Jacques-Berque, 2012, p. 151‑166 ; Claude Liauzu, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Éd. Complexe, 1996. Jean-Paul Zuniga, « L’Histoire impériale à l’heure de l’« histoire globale », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 12 décembre 2007, n° 54-4bis, no 5, p. 54‑68. et dans celui de la création des empires coloniaux. Toutefois, le cas de l’Algérie est singulier. Elle n’est pas par exemple une colonie d’exploitation dont le peuplement européen est limité (comme l’Afrique Occidentale Française) ; elle n’est pas non plus une colonie de peuplement où les autochtones auraient été en grande partie éliminés (Canada, Australie…) ou mis à l’écart dans le cadre d’une ségrégation institutionnelle (Afrique du Sud). Elle est encore un exemple insolite d’implantation du colonat européen et d’appropriation foncièreClaude Lutzelschwab, « Populations et économies des colonies d’implantation européenne en Afrique (Afrique du Sud, Algérie, Kenya et Rhodésie du Sud) », Annales de Démographie Historique, 2007, no 1, p. 33‑58. en Afrique.

Elle apparait aussi comme une exception dans l’Empire colonial français. Son statut départemental précoce, sa proximité avec la métropole comme l’importance du peuplement européen, en font un espace difficile à relier aux grands modèles de colonisationHélène Blais, Claire Fredj et Sylvie Thénault, « Introduction. Désenclaver l’histoire de l’Algérie à la période coloniale », Revue d’Histoire Moderne Contemporaine, 2016, no 2, p. 7‑13.. L’Algérie est enfin incontestablement « la » colonie de peuplement du second empire colonial français, ce qui constitue d’ores-et-déjà sa particularité.

Aujourd’hui, l’historiographie tend à s’affranchir de l’approche monographique pour explorer des problématiques réinscrivant l’histoire des migrations européennes dans le contexte de la colonisation ; et l’étude de la société coloniale est envisagée autour des groupes structurant cette société. La problématique de la fusion des « races européennes » invite à s’interroger sur les étapes de la naissance – si elle a lieu – d’une « communauté » unie, de culture européenne, vivant sur le sol algérien, du point de vue de la démographieKamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962): représentations et réalités des populations, Paris, Éditions de l’Institut national d’études démographiques, 2001. Guy Brunet et Kamel Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, Berne, Peter Lang, 2018. Guy Brunet, « Naissance d’une population européenne. Migration et nuptialité dans l’Algérie coloniale à la fin du Second Empire », Popolazione e Storia, 2012, no 2, p. 67‑90., des statuts juridiquesLaure Blévis, « L’invention de l’« indigène », Français non citoyen » dans Abderrahmane Bouchène (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2014, p. 212‑218. Laure Blévis, « En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865-1919) », Archives Juives, 2012, Vol. 45, no 2, p. 47‑67. Hugo Vermeren, « Des “hermaphrodites de nationalité” ? Colonisation maritime en Algérie et naturalisation des marins-pêcheurs italiens de Bône (Annaba) des années 1860 à 1914 », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2015, no 137, p. 135‑154. Didier Guignard, L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914) : Visibilité et singularité, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2014., de leurs pratiques politiques ou encore de leurs rapports sociaux. Les récits faits par une partie de ces Européens invitent plutôt à considérer ces différents groupes comme presque étrangers les uns aux autres, avec une différence marquée entre les Français et les autres, comme en témoigne la Géographie enfantine de Marie-Pierre Fernandes : « C’était le nom bien entendu qui disait tout de la personne. Il y avait les Français de France, c’était "la race des purs" et les autres, les Italiens, les Juifs et les Espagnols, ces derniers n’étaient pas les mieux considérés. Cela faisait un peu pauvre et vulgaire d’être Espagnol. La discrimination était bien sûr plus subtile qu’avec les Arabes puisqu’il n’y avait aucune inégalité de droits ni de dissemblances physiques entre les Pieds-noirs mais je l’ai toujours ressentie de façon nette. En réalité l’Algérie était coupée en deux, d’un côté l’Algérois, intellectuel et français avec beaucoup d’Italiens, classe légèrement un peu au-dessus des Espagnols, de l’autre l’Oranie, espagnole au point que l’on parlait la langue dans la rue, chez les commerçants »Marie-Pierre Fernandes, « Géographie enfantine d’Algérie », Algérie, Littérature/Action, 2000, n° 61-62, p. 43-46, citée par Fanny Colonna et Christelle Taraud, « La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre “nationalités”, résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la “majorité musulmane” » dans ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne, Paris, La Découverte, 2008..

Quelle réalité de la cohabitation de ces groupes européens dans l’Algérie coloniale les archives nous permettent-elles de saisir ? Quelles sont les sources qui peuvent nous permettre d’appréhender leurs interactions, cohabitations ou encore leurs tensions afin de restituer au mieux ce que pouvait signifier une colonie de peuplement pour ceux qui la composaient et qui y vivaientSylvie Thénault, « Migrations, colonisation. France-Algérie, XIXe-XXe siècles », Le Mouvement Social, 2017, n° 258, no 1, p. 3‑12.. Quels récits pouvons-nous dérouler, qui relèvent de l’histoire sociale, allant du groupe aux singularités ?

La question est posée d’un point de vue culturel – langue, pratiques religieuses, tissu social, temporalité, quotidien, formes de sociabilités, etc. – et identitaire : comment les « Européens » d’Algérie, des peuples en majorité méditerranéens (Français, Espagnols, Italiens, Maltais), ont-ils fini par acquérir le sentiment de former un groupe uni, renforcé éventuellement par l’acquisition de la nationalité française ?

Il semble pertinent d’aborder ces questions sur les premières décennies de la présence européenne (1830-1870), avant les décrets attribuant collectivement la citoyenneté française aux Juifs (1870) et à tous les Européens présents dans les décennies suivantes. Enfin, à partir de la grande loi sur la nationalité de 1889, comment s’expriment les différences entre « néo-Français » et « Français d’origine » ?

Les mariages entre migrants d’origines différentes, ou entre enfants de migrants d’une partG. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit. ; G. Brunet, « Naissance d’une population européenne. Migration et nuptialité dans l’Algérie coloniale à la fin du Second Empire », art cit., l’école, le service militaire pour ceux qui ont été naturalisés, puis les trajectoires individuelles, professionnelles et familiales d’autre part, ont certainement constitué des facteurs de rapprochement au sein de cette nouvelle population. Si la majorité des migrants vers l’Algérie, en particulier au XIXe siècle, est masculine, la migration féminineClaudine Robert-Guiard, Des Européennes en situation coloniale : Algérie 1830-1939, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2017. Rebecca Rogers, « Telling Stories about the Colonies : British and French Women in Algeria in the Nineteenth Century », Gender & History, 2009, vol. 21, no 1, p. 39‑59. G. Brunet et K. Kateb, L’Algérie des Européens au XIXe siècle. Naissance d’une population et transformation d’une société, op. cit. doit être interrogée autant pour celles qui vivent en famille, que celles, célibataires et veuves, qui viennent seules. Que sont devenues ces femmes après leur arrivée ? Comment ont-elles réussi à vivre, à devenir françaises ? Les questions de genreChristelle Taraud, « Les femmes, le genre et les sexualités dans le Maghreb colonial (1830-1962) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2011, n° 33, p. 157-191. Linda Guerry et Françoise Thébaud, « Femmes et genre en migration », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2020, n° 51, no 1, p. 19‑32. Ludivine Thouverez, « Dynamiques migratoires et genre : une approche de l’immigration féminine espagnole en Algérie (1939-1962) », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain. Cahiers du MIMMOC, 2020, no 21. dans les cercles « européens » sont aussi à penser, comme autant de clefs pour comprendre cette population européenne.

Ensuite, dans les contextes de guerres (1939-1962), la population européenne se sent elle unie, est-elle perçue de façon homogène par l’État, ou voit-on au contraire ressurgir des différences et des tensions liées aux origines nationales quand se jouent alors des questions de maintien de l’ordre, de surveillance politique, d’exclusion du groupe dans le cas des Juifs pendant le régime de VichyJean Laloum, « Le regard des Renseignements généraux de Vichy sur les rapports judéo-musulmans en Algérie (1940 - 1943) », Archives Juives, 2012, Vol. 45, no 2, p. 107‑128. Pierre-Jean Le Foll-Luciani, « Les juifs d’Algérie face aux nationalités française et algérienne (1940-1963) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2015, no 137, p. 115‑132. Yves Aouate, « La place de l’Algérie dans le projet antijuif de Vichy (octobre 1940-novembre 1942) », Outre-Mers. Revue d’histoire, 1993, vol. 80, no 301, p. 599‑613. Patrick Weil, « Histoire et mémoire des discriminations en matière de nationalité française », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2004, no 84, p. 5‑22. Michel Abitbol, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy, Paris, Riveneuve Editions, 2008 ; Henri Msellati, Les Juifs d’Algérie sous le régime de Vichy, 10 juillet 1940-3 novembre 1943, Paris, L’Harmattan, 1999. et finalement de fidélité à la Nation.

L’Algérie, qui a été le seul territoire colonial du XIXe siècle recevant de nombreux migrants originaires de France, ainsi que de nombreux migrants d’autres pays européens, offre un terrain d’analyse remarquable, notamment par la qualité des sources disponibles (registres paroissiaux, actes de mariage, registres d’état civil en général, dossiers de naturalisation, archives générales, archives ministérielles, archives territoriales, préfectorales ou communales, etc.).

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